mardi 17 janvier 2012

"Les Aphrodites" d'Andréa de Nerciat et Emmanuel Murzeau, éd. Tabou

Résumé (tome 1 "Intrigante Agathe"): "Écrit en 1793, Les Aphrodites est, à l’origine, un de ces romans « qu'on ne lit que d'une main» dont l’univers est une joyeuse débauche. En un siècle où les sociétés secrètes abondent, il fut un groupe de libertins, près de Paris, qu'on nommait « Les Aphrodites». L'auteur y place l'intrigue de son marivaudage et décrit ses contemporains en véritable humaniste: les hommes sont jugés sur leur calibre et leurs performances, les femmes sur leurs qualités et leur expérience. Libertin donc, mais surtout hédoniste car Nerciat est aux antipodes de la morgue du marquis de Sade.
Le Chevalier vient retrouver Mme Durut, sa marraine en matière de plaisir, à l'hôtel de rencontre pour nobles dont elle est l'intendante. Les retrouvailles, après quatre années, sont fougueuses. Comme la Duchesse se morfond dans l'attente du comte, en retard au rendez- vous donné, Mme Durut lui propose, après les services d'un jeune "jockey", de rencontrer le Chevalier qu'elle fait passer pour son neveu. Le retardataire sera de son côté retenu comme il se doit, à son arrivée, par l'adorable Célestine, une fringante espiègle, à laquelle il ne saura résister. La Duchesse reprend ses esprits et oubliant soudain le plaisir obtenu avec celui qu'elle tient encore pour un roturier, crie au viol et menace de suicide. Mme Durut venue défendre son champion, est suivie par le Comte jaloux qui aussitôt exige des réparations. Elle doit alors leur révéler la condition d'un Chevalier déjà prêt à en découdre. Célestine vient enfin s'ajouter au tableau pour apaiser les passions, en rappelant au Comte ses propres incartades. Les cinq personnages se retrouvent autour d’un dîner de réconciliation qui tourne vite à la bacchanale."

Une bande dessinée particulièrement charmante, où le désir et l'érotisme y sont délivrées d'élégante manière dans un cadre champêtre. Intendante de l'hospice des Aphrodites à peu de distance de Paris, Mme Durut œuvrera au gré des rendez-vous en compagnie de sa "sœur" Célestine, afin de satisfaire d'habile manière les plaisirs des adhérents à cet Ordre secret et d'éviter toute situation fâcheuse due à quelque humeur hautaine des ces dames et gentilshommes. L’œuvre se veut discrète concernant le changement de régime politique, certainement par souci de ne pas troubler l'excitation de lecteur, tout en gardant à l'esprit l'évolution des rapports entre les classes et les craintes aboutissant à quelque projet de départ précipité loin de la France (tome 2). De la pédication au gamahuchage, tout se fait joyeusement et généreusement, malgré certains quiproquos et agacements des personnages quant aux retards ou tentatives de désistement. Chose fort plaisante et amusante : ces deux derniers cas sont le fait d'hommes, tandis que les femmes, à l'autorité certaine, demeurent dans l'exigence et la recherche perpétuelle des partenaires en mesure de les satisfaire. Cependant, l'affaire n'est jamais de l'ordre de la soumission (dans les tomes 1 et 2 pour l'instant du moins), les partenaires se retrouvant d'égal à égal dans leur plaisir. 
La langue de ces corps (trop) parfaits n'est, quant à elle, pas en reste. J'entends la langue parlée (je vois les sourires), et celle d'Andréa de Nerciat viendrait renforcer l'idée que l'érotisme ne pourrait être de l'ordre de la vulgarité. La langue est stylée, tout en finesse et agencement savant pour exprimer de la plus délicate des façons les plaisirs, les réticences et les colères. L'auteur nous en offre toute la richesse et n'hésite pas à user d'humour en certains moments. Ainsi lorsqu'il est question de rendre hommage aux fesses de Célestine : "Déjà le Comte est allé jusqu'à déposer un baiser fixe et mouillant sur cette bouche impure de laquelle, en pareil cas, il serait disgracieux d'obtenir un soupir" ; "d'une main palpitante de lubrique fureur elle se le plante non brusquement, il n'y aurait pas moyen, à moins d'en être déchirée, mais avec toutes les tournures qui peuvent hâter le bonheur d'héberger un visiteur aussi recommandable". Quelque personnage rustre dans le deuxième tome de cette trilogie donnera l'occasion d'un peu plus de crudité dans les termes employées par ces dames, mais le charme de la langue, toujours en jeu de représentation pour l'esprit qui, par ce biais, est constamment stimulé pour susciter le désir et le plaisir,  ne cesse d'opérer, et exigera tout autant du lecteur, évitant les clichés d'une sexualité qui tend, me semble-t-il parfois, à forcer les traits vulgaires voire orduriers pour exciter les sens. La vulgarité est-elle donc finalement la clé de définition de la pornographie ? Pour éviter la vulgarité, faut-il stimuler obligatoirement à la fois le corps et l'esprit et ainsi donc, l'être tout entier ? Le film "L'empire des sens" ne va cependant pas dans ce sens, car aux désirs ardents et violents des corps, l'esprit s'efface au point de se laisser aller à une forme d'animalité ; et pourtant, ce film me paraît toujours d'un puissant érotisme et ne sombre jamais dans le vulgaire.

Il est à noter que cette bande dessinée ne me semble pas avoir la prétention d'être une piste de réflexion quant à une forme d'art érotique, mais témoigne d'un hédonisme vivifiant (le plaisir de la chère n'est pas délaissé, permettant la mise en condition et/ou la prolongation symbolique) véhiculé par un délicieux marivaudage, qui aurait pu pourtant agacer. Ceci ouvre la porte d'une réflexion sur la différence entre libertinisme et libertinage : le premier s'associant plutôt à une pensée, donc incluant une réflexion et une philosophie, qui rejette toute forme de dogme (les libres penseurs) ; le second concernant les mœurs. En raison d'une dérive actuelle où le mot libertin n'est lié qu'à la seconde définition, ne pourrait-on pas inventer le terme "libertiniste" pour s'en démarquer ?
A noter cette remarque intéressante sur Wikipédia, quant à la définition de la "Sexualité de groupe" : "Bien que satisfaisant, le terme de libertin suppose une philosophie en contre des croyances et s'associe mal à une redéfinition contemporaine liée à une montée en puissance de l’individualisme aboutissant sur un hédonisme et paraissant étendre le libéralisme jusqu'à notre intimité et notre sexualité."

Ainsi, cette trilogie se veut-elle de l'ordre du libertinage, et non du libertinisme, me semble-t-il. Quoique une certaine approche soit faite de la notion de plaisir par la pensée, la chose n'est point développée, et l'illustration, très joliment classique, choisit définitivement les mises en condition et la contemplation des corps en désir et extase. Les tons gris et bleuté, voire sépia, adoucissent l'atmosphère pour un trait plutôt sensuel mais néanmoins vigoureux de désir dans la mouvance des corps. Cependant, les personnages tendent à l'uniformité quant au visage, et il est parfois difficile de distinguer qui est qui, ce qui peut créer une certaine lassitude - qui mérite d'être dépassée.