jeudi 24 novembre 2011

"Histoire de l'oeil" de Georges Bataille (éd. 10/18), 1

Résumé : "Histoire de l'oeil", édité clandestinement pour la première fois en 1928, sous le pseudonyme de Lord Auch, décrit les expériences sexuelles de deux adolescents et leur perversité croissante."

4ème de couverture : "Penser ce qui excède la possibilité de penser, gagner le point ou le cœur manque, les moments ou l'horreur et la joie coïncident dans leur plénitude, ou l'être nous est donné dans un dépassement intolérable de l'être qui le rend semblable à Dieu, semblable à rien. Tel est le sens de ce livre insensé.
Les trois récits rassemblés ici sont l'expression la plus concise de la terrible exigence d'un homme qui avait voué sa vie et son écriture à l'expérience des limites. À travers le blasphème et l'indécence, c'est bien la voix la plus pure que nous entendons et le cri que profère cette bouche tordue est un alléluia perdu dans le silence sans fin."

Enfin je découvrais, entre autres, "Histoire de l’œil" de Georges Bataille, récit dans lequel je plongeais avec la même fascination que pour "Le château de Cène" de Bernard Noël, y découvrant des similitudes fascinantes : le corps de la femme à la fois objet et manipulatrice et en obsession d'une forme de déchéance, l'une, chez Georges Bataille, qui la mènera au plus proche de la mort et de la destruction de l'être pensant au profit d'une exacerbation des sens et de l'outre-sens, qui, sous une première apparence de dépassement de la vie comme au moment de la jouissance, ne mène finalement qu'à la destruction. L'autre, chez Bernard Noël, en quête de dépassement de l'être victime consentante, afin de devenir maître de son désir et de sa pensée, de dépasser le statut de corps par son exploitation extrême (subite pensée : y aurait-il un rapport quelconque avec la Passion du Christ ? Ici, la Passion deviendrait non pas le martyre, mais la torture du corps et de l'esprit excités avec une prise de conscience travaillée au fur et à mesure du récit pour accéder à un stade dépassant le désir primaire ?)

Similitude, donc, notamment avec l'oeil et la notion de regard, aspect prédominant durant tout le récit. Le narrateur ne semble être acteur que par le regard qu'il a ou suscite par la scène exécutée, propre à ravir les sens de sa campagne de jeux sexuels, Simone, à la folie captivante et repoussante tout à la fois, oubliant tout repère conventionnel. Les expressions véhiculées par les regards multiples sont à l'égal d'un choc ou d'un après-choc : outrées, scandalisées, désespérées, lassées ; le regard demeure voyeur volontaire ou non. Si l'oeil ouvert du mort constitue une gêne première pour Simone lors de sa deuxième expérience mortuaire, il semble acquérir tout son potentiel d'amplification de la jouissance par l'appropriation du regard, en détachant l'organe du corps pour le posséder comme unique objet permettant de posséder le monde et ses sens en se faisant maître de : l'urine sur l'oeil ouvert de la morte Marcelle semble vouloir le liquéfier ou le fermer, et se veut geste de possession mêlé de rage face à la mort qui ôte toute stimulation. Puis la pénétration dans l'oeil droit du matador Granero par la corne du taureau, laissant l'oeil pendre hors de son orbite, tandis que Simone insère dans son vagin une testicule de taureau, à la blancheur évoquant l'organe : une première piste se révèle pour dépasser l'oeil froid du mort qui renvoie à la vacuité des personnages. L'appropriation est symbolique et provoque une scène violente de jouissance et d'évanouissement. Pour acquérir tout à fait le pouvoir de l'oeil, le pouvoir de concevoir le monde puisque le regard génère le concept d'apparence et délimite pour créer une définition propre à chaque chose ainsi cernée, le récit se finira sur l'énucléation du prêtre mort, le roulement de l'oeil sur les corps copulant, son insertion dans l'anus puis dans la vulve de Simone, renvoyant le narrateur au regard bleu de Marcelle, pleurant dans la chair noire et poilue des larmes d'urine et de foutre. La scène est tout simplement magnifique d'outrance et de retour initiatique à la source des plaisirs, celle du regard de Marcelle, non pas le premier, mais celui qui sacre toute la démarche orgiaque et apparemment incohérente de Simone et du narrateur ; le regard de Marcelle rendue folle par la honte et le dégoût ressentis, mêlés au désir refoulé, écho au regard que le lecteur se sent avoir, tout en pouvant puiser dans le palpable des chairs entremêlées et décrites de façon presque gouleyante. Tout se chevauche et s'échappe du corps pour inonder l'autre, évacuant l'être dans l'orgasme et le dépassement de la limite, allant au-delà du tolérable pour chercher sensation - et non sentiment - de soi. Un cérémonial dément qui se répète pour atteindre une perfection cyclique, qui rappelle aussi "Le château de Cène" de Bernard Noël, dans lequel cependant, la différence réside entre autres dans le fait que les personnages sont maîtres de leur quête, fréquentent et flirtent avec la mort, non pas dans une quête destructrice, mais en tant que révélation de l'être qui s'approprie son corps, ses désirs et sa pensée. Dans "Histoire de l'oeil", tout semble être voué à la destruction, à l'animalité du corps et l'effondrement de la pensée des protagonistes pour accéder à une sensation de plein par le vide ; le plein est l'oeil qui englobe et est gobé par la vulve. Le trou du monde donne la sensation d'être pallié par l'absorption de l'oeil qui le définit en tant que tel par le fait même de voir. Fermer l'oeil du mort serait se fermer au monde. Or, le monde doit être vu, le monde doit voir (en lui donnant l'oeil bleu, à la limpidité symbolique d'une innocence décadente ? D'une folie pure et donc transcendant toute répulsion ?) afin de le posséder et le mener à sa perte par usure de ses limites : jusqu'où le corps peut-il aller pour jouir et accéder à la puissance du ressenti, donnant la sur-impression d'être ? 

Une pensée se glisse de nouveau : la jouissance n'est-elle pas une excitation faussée de l'esprit, l'amenant temporairement à frôler quelque chose de sublime, d'expropriation du corps (par qui ? par quoi ?) qui le mène à se penser en surêtre (je me permets cet usage remplaçant le "surhomme") mais ne flatte que sa volonté de dépasser le désespoir et son désir plus ou moins conscient d'être plein, d'accéder à un tout explosant l'être en sensation d'ubiquité, stimulant la notion de puissance d'être pour nous rendre au monde tout en ayant l'impression d'apercevoir ce qui donnera sens ? La jouissance est-elle une manière de fuir la réalité ? En quoi un ressenti éphémère pourrait-il mener à une persistance pleine de l'être ?

Je ne puis m'empêcher de noter le rapport subjuguant entre les scènes autour de l'oeil dans les deux récits cités précédemment, et l'intromission de l’œuf dans le vagin de Sada dans "L'empire des sens" (furent évoqués dans certaines critiques l'oeil de la caméra et celui du spectateur), évoquant la manie de Simone de casser des œufs avec ses fesses.Voilà un triptyque fort intéressant...

dimanche 13 novembre 2011

"La chenille" de Suehiro Maruo et Edogawa Ranpo (éd. Le Lézard Noir)

Ma première réaction en feuilletant ce manga oscilla entre fascination et léger dégoût. L'ouvrage, de belle facture, appartient à ce genre souvent déstabilisant - ce à titre personnel, mais j'oserais dire de façon aussi commune - qu'est l'uro-guro (érotico-grotesque). Je me permets de citer à ce sujet un extrait de la postface, de grande pertinence, fort enrichissante et intitulée "Corps déviants", de Miyako Slocombe, soulignant des croisements d'influences issues de différentes périodes et pays :
"Les années 1920 au Japon sont donc une période de foisonnement culturel, et c'est également à cette époque-là que naît ce mouvement artistique qu'est l'eroguro. Celui-ci s'inspire surtout de l'Occident, notamment avec le marquis de Sade, le théâtre du Grand Guignol, ou encore les œuvres de Georges Bataille. Mais on peut également trouver l'origine de l'eroguro dans le bouddhisme japonais : en effet, il existait par exemple de nombreuses représentations macabres de jeunes filles à divers stades de leur putréfaction. De même, on peut évoquer les muzan-e, estampes japonaises apparues au XIXe siècle et représentant des scènes cruelles d'une violence extrême."

Il s'agit donc ici d'une adaptation du roman "La Chenille" de Edogawa Ranpo, paru en 1926 :

Résumé : "Lorsque Tokiko retrouve son mari, rapatrié après avoir été grièvement blessé au combat, il n'est plus qu'un homme-tronc : le lieutenant Sunaga a perdu bras et jambes et ses blessures l'ont défiguré et rendu sourd muet. Condamnée à vivre recluse avec lui, Tokiko va ressentir un plaisir nouveau, entre dégoût et fascination, à voir souffrir cet être difforme et sans défense."

Ce huit-clos est alimenté par l'oscillation entre devoirs conjugaux et désirs primaires, qu'ils soient de l'ordre de la sexualité ou bien de l'ordre du dégoût devant la monstruosité physique. Chacun des époux possède l'autre à sa manière, mais seules les émotions de la jeune femme nous sont en partie accessibles. Cet aspect-ci serait la seule nuance de ce manga, car la relation entre le couple reste jusqu'au bout de surface : nous n'avons pas accès aux liens éventuels qui les uniraient et témoigneraient d'une affection, d'une complicité éventuelle, d'un passé partagé, de goûts communs. Ceci peut peut-être s'expliquer par un mariage certainement arrangé puisque se déroulant durant l'ère Taishô (1912-1926) et une pudicité japonaise très prégnante (à l'époque) chez les couples (voir par exemple les excellents films du réalisateur japonais Yasujirō Ozu ).

Ce manga génère un malaise intéressant, car finement abordé. Une finesse qui, par ailleurs, se retrouve dans le graphisme. Le trait fin et délicat souligne les manières gracieuses de l'épouse, la douceur et la rondeur de son corps, mais aussi l'omniprésence du corps détaillé par l'illustrateur. L'horreur devient fascinante tant le trait cerne de façon délicate chaque cicatrice, chaque goutte de sueur et de sang, chaque détail de cauchemar. L'horreur a une densité saisissante, l'homme-tronc parvient à emplir tout l'espace, et son regard clair capte toute l'attention à chaque apparition. Voilà l'horrible et le grotesque habilement mêlés, les besoins de ce corps-chenille provoquant comme chez l'épouse une véritable fascination et un rejet profond, telle une larve qui s'insinuerait dans le corps et l'esprit, exacerbant la sensibilité de la peau révulsée à l'idée du contact. Les attentions érotiques de l'épouse paraissent au début admirables, puis basculent dans la honte et l'impossibilité d'en réchapper, le corps réclamant sa propre déchéance - comme un écho au superbe film "L'Empire des Sens", lorsque le couple s'enferme plusieurs jours dans la chambre d'hôtel sans jamais nettoyer les lieux, s'imprégnant de l'odeur âcre des corps dans le besoin perpétuel de s'accoupler. La différence est qu'ici, le désir est subi, non consciemment recherché par la femme, qui se laisse happer par le désir primaire de l'homme qui excite sa jouissance et sa révulsion au point de basculer dans une violence à la mesure de la réduction humaine dans laquelle elle se trouve.

Contrairement à la bande dessinée "Casino" qui relève plus de l'ordre de la distraction, cette adaptation du roman (non lu pour l'instant) en bande dessinée constitue en soi une véritable œuvre littéraire. Elle pose les limites du désir, qui perd ses premiers repères dans la déformation des corps. La vision suscite l'horreur, mais pourquoi suscite-t-elle aussi le plaisir sexuel ? Il ne me semble pas s'agir simplement d'un interdit. Est-ce l'approche de la mort ? Une façon de se rendre maître d'un Inconcevable que notre instinct de vie rejette ? Cela me semble cependant trop réducteur. N'est-ce pas aussi une confrontation à ce qui est nous constitue intimement ? Difforme, voire ici réduit à un aspect larvaire, le désir et le plaisir sont pourtant présents. Il ne s'agit pas seulement d'accouplement, mais de prendre plaisir aux préliminaires (le cunnilingus est fort présent) et de susciter un érotisme (l'intromission de la banane). L'être peut-il être sexuel lorsque réduit à ses plus simples besoins (l'époux semble en permanence végéter, dans une attente immuable, et l'épousée prompte à essuyer l'urine ou les étrons rejetés lors de son absence) ? L'humiliation comme déclencheur du désir, lorsque le corps et les entrailles frémissent de plaisir devant la vision repoussante de l'autre, réduit à son simple statut de copulateur, et de sa propre vision décadente dans cette utilisation de l'autre. Humiliation, qui est donc liée à la domination (encore...), ici en alternance.
La jouissance devant l'horreur tend-elle à nous amener au statut non seulement de bête, mais surtout de non-être, réduisant la personne au statut d'objet sexuel, et donc amenant irrémédiablement à la destruction, ou du moins, à un état destructeur ?
Est-ce que la société nous empêche de sombrer dans cet avilissement intimement séducteur, stimulant un penchant pour la destruction par le plaisir ? La question se pose ici car la bande dessinée soulève la nécessité d'un laisser-aller contraire à la demande sociétale oppressante, où le regard de l'autre peut destituer et/ou enlever toute notion de respectabilité. Pour y survivre, le couple vit dans un cloisonnant abrutissant qui ne peut perdurer que dans la répétition des gestes quotidiens pour assurer un confort physique. Seuls la mort et le geste du pardon - scène sublime dans le manga - redonnent une humanité aux personnages. Humanité temporaire ? Recherchée dans un geste qui nous élève au-delà de nos besoins primaires et ferait de nous des êtres conscients par une recherche de sens ?
A noter l'excellente critique de Olivier Rossignot.