dimanche 12 février 2012

"Le roi des fées" de Marc Cholodenko, éd. 10-18

Résumé : "C'est le milieu encore frais d'une journée d'été dans une villa anglaise, c'est un grand jardin italien, chaud de la chaleur de la nuit, c'est dans la chambre ensoleillée d'un grand hôtel d'une belle ville.
Adossée à un arbre, elle est là, vêtue d'une robe pourpre. Au détour d'un couloir, elle paraît, les seins nus sous son tee-shirt. Elle, partout, la fée, toutes les fées, toutes celles qu'on dénude, qui se donnent, qui torturent de plaisir, qui se soumettent, perverses, et tendres. " Ce livre est obscène ", avertit l'éditeur. Scènes de fantasmes mis à nu, récits de la jouissance dans tous ses états, le désir cru, hypnotique est dans toutes les pages du Roi des fées."

Une étrange scission m'a frappée à la lecture de ce livre. La première partie s'avère profondément ennuyeuse : elle oscille entre un passé peuplé de château, cuirasses, chevaux, guerriers guerroyant ou bien se promenant dans un décor champêtre, et période contemporaine où les ébats d'une femme et d'un homme sont continuité de moments de repas, derrière les stores tirés, dans une chambre, sur un canapé, glissant d'un lieu ouaté à un autre, dans la chaleur d'un après-midi. Les scènes et les époques s'entrecroisent et se veulent échos l'une de l'autre, ce qui constitue une approche intéressante. Mais là s'arrête, à mon sens, l'exercice de style, car tout n'est que description, dans le déroulé de l'action, personnages et lieux cadrés, comme pour une volonté de s'imprégner de chaque geste et univers certes, mais une description vide de sens. Nous sommes dans la contemplation de la scène, et les mots se succèdent avec une certaine simplicité de langue, quoique agencés de manière quelque peu ampoulée, qui m'évoquèrent rapidement des romans tel que "Histoire d'O" de Pauline Réage. Une sorte de songe, auquel soleil, chaleur et bois donneraient lieu à quelque langueur. Clin d'œil indirect au "Songe d'une nuit d'été" ? La femme, vecteur de l'émotion dans ce texte, est approchée par la langue comme quelque chose de magistrale, ce dans la moindre de ses actions, telle une sorte de figure intouchable propre à susciter le désir latent. Mais l'aspect descriptif rend imperméable à la moindre sensation : il s'agit pour moi d'objets en action. 

La deuxième partie s'avère nettement plus pertinente, au chapitre "Tout commence". Certes plus direct, plus cru, plus rapide. Nous n'évoluons plus dans la douceur du début, bien qu'entrecoupée de réalité guerrière, mais retournons à des rituels d'apparence païenne, pratiqués par un groupe de femmes utilisant des hommes enchaînés. Une hégémonie de la femme, qui serait symbole d'une pureté entachée. Pureté certainement par ce caractère de retour aux origines, femme animale s'exprimant par mugissements et cris, obsédée par le phallus et le plaisir comme possibilités de dépasser l'être et d'accéder à une forme de béatification nécessairement douloureuse puisque ce plaisir sera donné à travers la douleur (torture dans la non-satisfaction du désir et l'humiliation, par la sodomisation de l'homme avec un bâton, le sexe comprimé dans un trou fait dans une planche en bois...) Les excitations se réaliseront de manière multiple sur l'Homme-totem, le narrateur y étant la victime consentante et bienheureuse de ces femmes. Cependant, la pénétration est totalement exclue, comme un interdit. Fascination et crainte de l'enfantement qui les bannirait du groupe ? La femme n'y est plus femme, mais femelle jouissive de l'homme faussement esclave par le fait même d'observer attentivement et de décrire la situation en faisant de ces femmes des déesses redoutables mais vénérables. Une vision originelle qui réduit l'être à une simplicité d'organes agencées de manière habile, telles des singes ("des guenons") savants. 
J'avoue être tentée d'y voir une critique de la société : le culte et son déroulement ordonnancé permet de faire abstraction de la pensée et de privilégier le ressenti, le regard de l'autre, la punition, bannissant l'écart et contrôlant toute expression individuelle, qui serait condamnée. Car il me semble que pratiquer un rituel sans se poser de questions ou ne pas oser montrer son désaccord permet d'affaiblir la pensée et de conforter l'existence dans une apparence de sens (la fête de Noël en constitue un petit exemple qui pourrait paraître anodin mais qui demeure fort révélateur). 
Dans ce passage, l'écriture dans son aspect descriptif, et surtout la mise en scène m'évoquent beaucoup le "Château de Cène" de Bernard Noël, comme une sorte de référence. La différence marquante est l'absence de réflexion derrière "Le roi des fées", car chez Bernard Noël, tout acte et toute situation ne sont pas anodins, mais donnent à penser et à se vouloir critique d'une humanité et d'un état social ; l'auteur pose la question de la langue dans son extrémité à dire et à cerner le voir et l'être dans son Étant, ce à travers le prisme de situations décadentes et violentes. La langue de Bernard Noël possède de plus une belle fluidité et une élégance descriptive et puissamment évocatrice, fascinante par le plaisir qu'elle procure à être lue malgré l'horreur de la situation, interpellant le lecteur dans le processus-même de fascination : jusqu'au le détournement de la langue peut-il nous mener ?
Chez Marc Cholodenko, l'écriture semble s'arrêter au fait de poser les choses et d'être dans la fascination-même, sans volonté de la dépasser, mais de la ressentir. 

La "troisième" partie, où le personnage masculin narre ses premiers ébats, la douceur d'une virginité féminine mais l'intérêt d'une maturité en sexualité, présente un certain plaisir à la lecture. Devenais-je voyeuse des plaisirs masculins ? Cela est fort possible, ce qui sous-entendrait que le processus simple de fascination fit effet sur moi. L'ensemble est anecdotique mais gagne dans son rapport interrogatif vis-à-vis du plaisir, de sa montée à son expression, surtout chez la femme, de nouveau regardée comme un objet au mécanisme sexuel intrigant. 
Il est étrange d'y lire la simplification du plaisir chez l'homme, et notamment entre hommes, dont les seules variantes ne seraient considérées que comme des déviances. La femme est-elle vraiment seule capable de subtilité ? N'est-ce pas finalement un livre machiste dans cette vision-même qu'il apporte, entre déification, rêve d'été et fausse innocence des jeunes filles ?
Le tout se terminera par un retour au déroulé descriptif des moments de la journée (?) du roi des fées, sans quelque intérêt à mon sens puisque très proche du style utilisé au début.

Même si certaines parties de l'ouvrage méritent l'attention, il est regrettable dans ce genre de cas de sentir que la seule possibilité d'approcher la femme sans la rabaisser vulgairement (la pornographie évoquée dans "Il n'y a pas de rapport sexuel" de Raphaël Siboni) est l'exaltation déifiante dans son statut de féminité, ce qui, me semble-t-il, revient au même...

lundi 6 février 2012

"Il n'y a pas de rapport sexuel" de Raphaël Siboni

Résumé : "Un portrait de HPG, acteur, réalisateur et producteur de films pornographiques, entièrement conçu à partir des milliers d’heures de making-of enregistrées lors de ses tournages. Plus qu’une simple archive sur les coulisses du X, ce film documentaire s’interroge sur la pornographie et la passion pour le réel qui la caractérise."

L'intérêt unique de ce documentaire est d'accéder aux ficelles utilisées pour réaliser des séquences pornographiques : les mains frappées pour imiter le bruit des peaux claquées lors de la pénétration, le pouce dans la bouche pour laisser imaginer la fellation en cours, l'utilisation du dentifrice et de la bave pour donner l'apparence du sperme déversé, la simulation de la pénétration lorsque le plan n'oblige pas l'acte... Le tournage est montré dans ses aspects techniques, avec les trucs et astuces utilisés pour pallier aux contraintes physiques, favorisant le côté pratique. La violence et la notion de plaisir/jouissance associées au monde du porno est démontée par ce biais, ce qui permet de désacraliser, si je puis dire, le vécu pornographique. Cependant, y transparaît pour moi un autre type de violence, et là est la déception pour ce montage de making-of. Il s'agit de la violence quotidienne dans la considération apportée aux autres par HPG, qui oscille entre bouffon et cynique, doté d'une certaine autorité (un critique sur Allociné en parlait comme le Jean-Claude Van Damme du porno, et l'allusion humoristique ne manque de pertinence... La différence est que HPG n'est pas naïf dans son rapport aux autres). L'ensemble devient très vite triste et grotesque. Les acteurs sont souvent délaissés, oubliés voire déconsidérés dans la fatigue, la lassitude ou l'ennui qu'ils peuvent rencontrer lors d'un tournage. Rares sont d'ailleurs les actrices à qui il accorde un regard, sauf en situation de tournage amateur, et encore moins ouvre-t-il le dialogue, n'échangeant qu'avec les hommes présents sur les lieux.
Tout est bâclé, pensé à la va-vite (une scène particulière où il tente d'inventer sur place, en plein tournage, un scénario inexistant, embrouillant les acteurs dans leur rôle et leur texte), et les acteurs et actrices ne sont que des moyens de parvenir à une scène potable. HPG les manipule pour les amener au mieux au plan qu'il souhaite tourner, ce qui suscite d'ailleurs une remarque d'une des actrices, non dupe de ses tentatives pour amadouer. Le rendement paraît être le maître mot... Il ne cache d'ailleurs pas son mépris pour ceux qui regardent le cinéma porno lors d'une ou deux remarques sur la qualité de ce qu'il tente de filmer.
Voilà qui est donc fort dommage : rien n'est pensé en amont, comme s'il y avait toujours urgence à utiliser les moyens sur place pour essayer de créer quelques scènes balancées parfois ensuite sur internet. Quelle réflexion par rapport au porno ? Sachant que HPG tend à être considéré comme un avant-gardiste dans ce milieu, qu'il est notamment un des pionniers du gonzo ainsi qu'un acteur au parcours varié et provocateur par rapport aux pratiques et monde journaliste... La seule volonté qui transparaît est celle de bousculer gratuitement le spectateur, oscillant entre le comique et la crudité non-dépassée. Or, à mon sens, la crudité n'est pas obligatoirement déprimante si l'être témoigne d'un respect ou du moins d'une considération de la situation, cherchant non pas à s'y engluer, mais à l'accepter pour la dépasser en prenant en compte les personnes impliquées. Où est la politesse, la prise en compte du déplaisir pour tenter de rendre la situation plus gérable, le regard qui montrerait la considération de l'autre dans ses désirs et ses craintes, comme pour les tournages amateurs ? Seul l'acteur Michael Cherrito  prend en compte les actrices et acteurs avec lesquels il joue (lorsque la jeune fille amatrice éclate en sanglots et qu'il dédramatise la situation), critique ou montre le peu de considération qu'il a pour tel ou tel type de scène.
Un accès aux pensées et réflexions des acteurs hors tournage manque cruellement pour offrir différents points de vue, car le fait de ne privilégier que le making-of de HPG offre une image très, très limitée de cet univers de l'excès.
Ce réalisateur entretient de plus un flou dans les limites entre tournage et vie privée. Il déshumanise les acteurs, et tout particulièrement les actrices, ce qui ne fait que conforter l'idée (clichée?) de la vulgarité permanente et ostentatoire, ainsi que celle de l'utilisation abusive de la femme dans ce milieu, sans limite de frontière par rapport à la réalité. La chose n'est pas affirmée telle quelle, mais chaque geste, chaque parole en témoigne plus ou moins consciemment.

Des ouvrages comme "La voie humide" de Coralie Trinh Thi, ou bien des entretiens avec Ovidie, heureusement, redonnent parole à la gent féminine et à l'investissement réfléchi qu'il peut y avoir en tant qu'actrice. Car la violence jouée ne me semble pas incompatible avec la notion de respect, puisque la caméra et le scénario sont là pour servir de cadre d'expression, permettant le passage de la réalité à la fiction. Ce documentaire montre ce que la vulgarité d'un homme dans son rapport à autrui peut brouiller ces frontières psychologiquement fines.

De ce fait, peut-on tout entreprendre en matière de sexualité si le respect est présent ? Ou bien le jeu de la violence consentie abolit-il toute possibilité de respect et stimule-t-il chez l'individu un penchant à l'asservissement ? Mais l'asservissement est-il automatiquement dégradant, s'il est conscient, avec des limites possibles (le fameux "Stop" dans les rapports sadomasochistes) ?