Ouvrage à l’apparence simpliste
dans lequel la langue n’est que peu exploitée, style et forme demeurant dans l’ensemble
fort pauvres et édulcorés de sentiments aux parfums de fleurs boueuses, l’univers
floral surgissant régulièrement lorsqu’il s’agit de décrire les hommes (jusqu’au
sexe), les impressions et les souvenirs d’enfance, très prégnants dans la construction du personnage. Cette autobiographie de David Dumortier dans
sa vie choisie ( ?) de travesti sent le lyrisme délétère voire pernicieux,
affecté dans sa décadence des bas-fonds, à travers une voix, sa voix, de femme
rongée par l’amer et le désir, la fierté et la destruction, la fange, celle de
l’intimité propre et celle qui entoure, avec l’envie de la transformer :
« Plus j’ouvre la boîte noire de l’humanité, plus je me sens normale ».
« Pour écrire, il est
nécessaire de côtoyer le pire » : ne sommes-nous point dans un
manichéisme revendiqué, dans une quête de la noirceur pure, celle si bien
assimilée et recherchée qu’elle donne un éclat particulier à cette voix et ce
corps méticuleusement préparé dans son outrance (les tenues, l’épilation,
les perruques…) ? Cette noirceur de femme amoureuse de son état et dans
l’attente à travers le rien cultivé s’oppose peut-être aux « profondeurs
de l’humanité » en les fréquentant : sa manière, donc, de contrôler
son existence ? Ou bien est-ce à défaut de ? Il est possible de
supposer que le choix est fait dans son entier – consciemment, j’entends – par
une force de caractère phénoménale tant le mépris et le dégoût peuvent être
générés dans ces rencontres de désirs et de violence verbale et physique
déversés comme des ordures sur et dans le travesti – ordures qu’il sait jauger
et va volontiers ingurgiter. Car le travesti de cet ouvrage s’en nourrit, et s’en nourrir lui
donne l’éclat du dépassement, celui de la maîtrise en connaissant tous les
secrets cachés et honteux. Il s’assume en assumant le désir de ces hommes qui ne
le considèrent que comme un trou pour évacuer ce qui fait honte en eux, et ce Travesti aime cela, regarde et mesure l’abject et se forge sa propre identité
dessus : rien n’est concédé, rien n’est laissé au hasard. L’ensemble
pourrait être en soi fascinant, mais l’imposition dans sa façon de le vivre
sous forme de cliché éculé ne cesse à mes yeux de prendre le dessus, me
laissant songer à une fausse désillusion de l’auteur :
« Ce ne sont pas les fées
et les princes charmants qui ont forgé l’esprit des femmes et des hommes. On se
fourvoie quand on impute aux contes une influence sur notre crédulité
millénaire. C’est plutôt notre aptitude à l’émerveillement qui a tout
naturellement créé Blanche-Neige, Cendrillon et Grisélidis. La littérature
n’anticipe pas, n’invente pas, ne prépare pas les enfants. Elle suit notre
naïveté, elle est à la traîne et essaie de rattraper son retard sur la
préhistoire ».
Je partage la pensée que la
littérature n’est que le reflet de nos expressions, attentes et interrogations,
et que cette part naïve existe, d’une manière ou d’une autre, au fond de nous,
mais l’imposer dans cette forme seule renforce le pouvoir du cliché, propre à
l’ouvrage : l’être humain n’est pas constitué que de ces penchants-là, il
est, dans son aptitude, plus complexe que cela.
Ceci me donne à penser à une
volonté d’absence de recherche de profondeur dans la pensée du travesti et
de l’auteur (seule et même personne, certes, mais où savoir lorsque le fantasme
s’exprime ? La description altère toujours le vécu) : une résistance de
forme de vie qui s’engouffre jusqu’à la lie pour éviter la destruction par la
possession de l’Autre, se donnant de corps sans se donner d’esprit, sorte de
dilettante revendiqué jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Ce racrochement aux apparences
et à la noirceur d’expression rappelle « La Clarisse », autre ouvrage,
de poésie cette fois-ci, de David Dumortier, qui choisissait la forme pour
explorer le bancal. Ici, fatigue et ennui accompagnent la lecture : il y a
quelque chose de fastidieux devant cet étalage coquet et minaudant dans un
cloaque sentant les aisselles et le jus âcre de l’homme désiré dans sa
nécessité à faire exister le travesti – sans l’homme, il/elle ne serait plus
rien – et manipulé jusqu’au bout.
Cependant, ne serait-ce pas ce
que l’auteur recherche ? Ainsi, il nous aurait menés jusque dans les
entrailles de son existence, pour en ressortir fatigué et usé comme lui,
fatigue à laquelle il remédie par cette phrase : « Et la
fatigue ? Il faut la noyer dans la fatigue dit Saint Jean de la
Croix ».
* * *
Une citation sur laquelle aussi
je me suis arrêtée :
« Impose ta chance, serre
ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. » citation
de René Char qui pose question sur la notion d’habitude : le travesti
puise dans les habitudes de ses clients pour faire son jeu, mais les clients, à
travers leurs habitudes, ne s’habituent pas à leur propre désir et besoin.
Est-ce vouloir, à travers cette phrase, renforcer le sentiment de lâcheté par
fatigue chez l’être humain qui s’habitue à tout ? Ou bien est-ce
solliciter sa capacité à être confronté et à accepter par ou malléabilité de
l’esprit qui permet d’élargir le conformisme, ou incapacité à réagir ?
Se ressent à la lecture la
transformation de la déchéance subie – la référence paternelle, le rapport
entre les parents, le dénigrement de l’enfant, l’absence de regard sur lui, y
compris de concupiscence - en déchéance
voulue, déchéance maîtrisée par une forme d’ascétisme de vie, malgré le chaos
qui y semble associé. Il n’est point ici question d’érotisme, donc, ni de
fantasme posant la question de la limite chez l’être, mais d’un témoignage de
vie, où d'ailleurs le désir reste flou dans ce qui le suscite…