vendredi 8 juin 2012

"Carnets d'une soumise de province" de Caroline Lamarche, éd. Gallimard

 Résumé : " Je n'en reviens pas, Renarde, que tu ne sois pas morte, et si aujourd'hui aucun mot d'amour ne te vient, cherche, trouve autre chose, je ne te laisserai pas un seul jour de silence, pas un seul jour sans réclamer, pour mon usage, les mots que tu me dois, trouve, trouve, et si ta terre est vide, désertée de gibier, marche, cours, va-t'en tuer ailleurs, ramène-moi mon dû, car tu es à moi jusqu'à user ton être, jusqu'à toucher la trame, pour autant que tu en aies, car c'est ce que je veux, vérifier la trame, le dessin qui te guide malgré toi quand tes sens et ton intelligence seront morts. " 
Un homme et une femme vivent une passion singulière, aussi ritualisée qu'extrême. Le récit d'une emprise et de sa subversion.


Une longue usure du rapport Dominant/Soumise constitue la trame de ce roman, puisqu'il s'agira de partir du frémissement par non-respect d'un ordre du Maître sur la Soumise, appelée Renarde par celui-ci, jusqu'à l'abandon par le Maître. La femme se veut ici dans une soumission quasi-totale, puisque seuls en réchappent, selon le contrat établi entre eux deux, la part familiale et la part professionnelle, parts qui ne seront jamais abordées dans le récit, laissant planer le sentiment d'irréalité qui peut, en soi, peut-être être contestable.
En effet, cet aspect renforce le sentiment d'un univers fantasmé sans prise avec le quotidien existant - qui ne doit bien sûr pas être automatiquement annihilant - touchant un enfer onirique et cruel autour duquel évoluerait le tout-chacun, inconscient des jeux sadiques et masochistes qui se déroulent non pas sous ses yeux, puisque la plupart des scènes se passent en intérieur, chambre d'hôtel et donjon inclus, mais dans son quotidien sensible, à fleur de peau. L'exhibition est donc exclue sauf devant initiés, contrairement au livre "Le Professeur", où la réalité est d'ailleurs transcendée pour risquer le vide d'un happement hors de soi, hors de contrôle. Or, si dans "Le Professeur" de Christian Prigent une forme de respect et d'amour existent entre les personnages, touchant parfois à l'admiration de la part de l'homme vis-à-vis de la jeune fille, il est question ici d'une absolue humiliation, à laquelle se soumet de plein gré mais rarement dans la joie la jeune femme de ces "Carnets". Il s'agirait presque d'un besoin obsédant, à la fois rejeté instinctivement par sa violence d'expression, et recherchée à tout instant sous une forme quasi-addictive. Une soumission qui flirte en permanence avec le rejet de sa condition, néanmoins nécessaire à son sentiment d'existence. Son amour pour son Maître possède la puissance propre à la fascination de la tyrannie, lui permettant de ne plus penser et ne plus être que la forme d'expression du Maître, avec quelque sursaut de bête perdant son absolue liberté lorsqu'elle réclame l'arrêt définitif des coups, ou bien la séparation.
Le principe de Domination/Soumission est donc exploré dans une forme extrême où il s'agit d'empêcher (de détruire ?) la capacité de penser hors du Maître - même si elle nous transmet sa pensée, mais pensée aliénée par le sentiment de devoir de possession - et de se sentir réduite à l'état d'objet oscillant entre l'érotisme (le corset, la jupe de papier, symboles de séduction) et un sentiment de déchet, que le chapitre de la sodomisation suivie du léchage des filets d'excréments sur le sexe symbolisent, le Maître dressé et forçant sa Soumise à lécher tout en profondeur, l'observant froidement vomir sa bile ensuite.
En constatant cela, je ne peux que songer à différents parallèles avec, de nouveau, "Le Professeur", puisque le chapitre où la jeune élève mange la merde de l'homme constitue un acte d'amour : la jeune fille déguste, fourre son nez presque avec gourmandise tout en étant remplie d'un dégoût spontané, et il s'agit là de dépasser l'acte lui-même et d'accéder à la part assombrie de l'être et de l'inciter à constamment se dépasser en l'exposant à travers la réalité : tendre vers le trou de l'être, la langue (écrite) transformant le tout en acte érotique, le regard et la queue de l'homme vibrant d'amour. Ainsi, la jeune fille domine, implicitement, sous la suggestion du professeur. Ici, la femme n'est qu'acte de dégradation continue, privée de tout espace afin de ressentir le joug de sa soumission dans une froideur absolue de l'homme (l'amour qu'il doit avoir pour elle ne semble relever aussi que d'une addiction vis-à-vis de la possession) qui ne s'émeut que lorsqu'il ressent un doute quant à la remise en cause de sa domination, craignant que Renarde ne lui échappe (la maison de passe, etc.) et se rassurant surtout en lui demandant témoignage constant de son état : les messages répétés chaque jour, les écrits, la menace et la mise en pratique sous-entendue de prise d'autres soumises, entretenant le possible rejet d'une Renarde vieillissante et usée.
La dégradation atteint, à mon sens, son summum lorsqu'il la sodomise à sec dans son sommeil, après s'être moqué de son éducation et de son statut de juive.
D'ailleurs, l'auteur rassurerait-elle le lecteur en évoquant plus loin le fait qu'il fut lui prisonnier et torturé de guerre ? N'est-ce pas trop facile, comme un présupposé de vécu justifiant la recherche d'une telle relation ? Cela est fort dommage, puisqu'elle confère un statut particulier psychologiquement et historiquement chargés, évinçant toute autre situation ne répondant pas à ce vécu "unique" et particulier. Le BDSM apparaît alors ici comme résultat d'un vécu hors-norme (la religion, juive notamment, offrant son poids de vécu même si non personnellement). Elle conforte mon idée d'un homme ne cherchant aucunement le plaisir de sa partenaire (partenaire car il s'agit de deux adultes consentants, la femme étant libre de partir à tout moment) mais usant et abusant de cette voie recherchée par cette femme pour satisfaire uniquement son plaisir propre. Certes, il lui en donne régulièrement, au début (n'oublions pas, par exemple, que le fait d'interdire de prendre du plaisir donne aussi du plaisir), mais cela s'en ressent comme d'une coïncidence bienheureuse pour elle : son but à lui est seulement lui, et j'aurais tendance à dire que cela fausse l'image du rapport Domination/Soumission, puisque même à travers l'humiliation et la dégradation, ne doit-il pas exister d'abord une forme de respect et de prise en compte de l'autre ? Dans cet ouvrage, le Maître ne cherche pas à prendre en compte, je pense, sa Soumise, mais à l'optimiser pour qu'elle soit à son goût, quelles qu'en soient les conséquences, jusqu'à lassitude. Trois aspects tendant à conforter cette idée, les deux premiers sous forme d'extraits :

" - Je ne vais pas bien, Renarde. J'ai envie de te battre.
Je suis là pour ça. Être battue pour que vous alliez mieux. Absorber la colère causée par d'autres ou par vos propres démons. Ma faim d'humiliation vous apaise, mon désespoir lorsque vos gifles me cassent [...]. Cette rage triste ressemble à la vôtre quand, asocial, vous menacez votre entourage et ruinez votre réputation."

" - Je pourrais te tuer, Renarde."

Pourtant, cet homme la maîtrise parfaitement au fond de son être et cerne toutes ses pensées et ses libertés potentiellement à venir. Il la sonde et l'immobilise en tout, perfectionnant le contrôle et la possession absolue de cet être dont le but est d'être objet. Objet tant usé que la lassitude s'installe, ressentie et crainte par la femme, que les jeux s'épuisent, et que la maladie occasionnelle (troisième aspect annoncé ci-dessus) finit à briser tout lien de lui à elle, l'éloignant de corps, puis d'esprit. La dégradation est totale car la fatigue qu'il ressent à son égard est là, il la "lime" jusqu'au bout de l'inutilisation mentale. La soumission serait absolue peut-être dans le symbole si la soumise mourrait d'abandon sans se nourrir ni boire, mais le récit finit par le plaisir mental que ressent la soumise à l'évocation de son Maître et la simulation de sa présence par l'acte qu'elle s'autorise. Est-ce vouloir terminer de manière donc positive, en laissant entendre la force de soumission qui la pousse à continuer à vivre, ne serait-ce que dans l'idée-même qu'elle s'en fait ? N'est-ce pas offrir une contradiction avec le reste, évitant l'écueil possible du pathos de la mort ? Est-ce suggérer la part humaine, toujours en mesure de pouvoir s'exprimer ?
Ce récit me laisse donc pleine d'interrogation et de craintes, tant il cherche à puiser dans la violence extrême des tabous de liberté brisée, par consentement certes, mais le consentement est-il toujours l'expression d'une liberté, ou ne peut-il être aussi l'annihilation de l'individu par son contrôle total, lui donnant l'illusion d'une liberté, comme cela me semble être le cas dans ce récit ?

La qualité littéraire du texte est de facture assez classique et sans grand intérêt de forme si ce n'est que de souligner et affirmer la position de chacun (notamment les interpellations brutales du Maître, et dont on ne connaît la pensée), quoique la Renarde, qui écrit ces carnets pour son Maître, pratique l'ironie (que le Maître apprécie mais ressent comme une faiblesse dans son contrôle, sorte de paradoxe dans lequel on le sent dépassé, ainsi que dans la scène de présentation du sexe non épilé - encore une "tradition" souvent non remise en cause en BDSM, celle que de devoir être parfaitement épilé... mais cela est un autre sujet), ce qui dénote sa possibilité à s'émanciper à quelque moment que ce soit ; mais l'ironie demeure vite passagère. Un piment de jeu pour elle, inconsciemment, sous couvert de ?
Quelques clichés aussi dans le comportement, les préjugés (pour la Renard, le poids de son éducation visant les rapports homme/femme, le souhait du mariage, etc.), le positionnement homme/femme avec leur sexualité propre.

L'intérêt me semble donc résider dans le bousculement intime et social d'une variante de la pratique BDSM correspondant à une image pourtant un peu clichée par son caractère ici extrême psychologiquement et ce, d'autant plus au quotidien. Image réaliste mais non ancrée comme étant LA pratique, puisqu'il existe toute forme possible de BDSM, permettant d'insister sur le fait que cette lecture doit s'allier à d'autres, afin d'élargir un point de vue. Ce point de vue ne se verrait sinon que conforté, n'explorant pas les voies qui peuvent amener à cette pratique. Ceci est somme toute aussi logique pour cet ouvrage, qui cherche à nous faire ressentir ce que ressent Renard, avec la même violence psychologique.

mardi 1 mai 2012

"Travesti" de David Dumortier, éd. le dilettante

Ouvrage à l’apparence simpliste dans lequel la langue n’est que peu exploitée, style et forme demeurant dans l’ensemble fort pauvres et édulcorés de sentiments aux parfums de fleurs boueuses, l’univers floral surgissant régulièrement lorsqu’il s’agit de décrire les hommes (jusqu’au sexe), les impressions et les souvenirs d’enfance, très prégnants dans la construction du personnage.  Cette autobiographie de David Dumortier dans sa vie choisie ( ?) de travesti sent le lyrisme délétère voire pernicieux, affecté dans sa décadence des bas-fonds, à travers une voix, sa voix, de femme rongée par l’amer et le désir, la fierté et la destruction, la fange, celle de l’intimité propre et celle qui entoure, avec l’envie de la transformer : « Plus j’ouvre la boîte noire de l’humanité, plus je me sens normale ».
« Pour écrire, il est nécessaire de côtoyer le pire » : ne sommes-nous point dans un manichéisme revendiqué, dans une quête de la noirceur pure, celle si bien assimilée et recherchée qu’elle donne un éclat particulier à cette voix et ce corps méticuleusement préparé dans son outrance (les tenues, l’épilation, les perruques…) ? Cette noirceur de femme amoureuse de son état et dans l’attente à travers le rien cultivé s’oppose peut-être aux « profondeurs de l’humanité » en les fréquentant : sa manière, donc, de contrôler son existence ? Ou bien est-ce à défaut de ? Il est possible de supposer que le choix est fait dans son entier – consciemment, j’entends – par une force de caractère phénoménale tant le mépris et le dégoût peuvent être générés dans ces rencontres de désirs et de violence verbale et physique déversés comme des ordures sur et dans le travesti – ordures qu’il sait jauger et va volontiers ingurgiter. Car le travesti de cet ouvrage s’en nourrit, et s’en nourrir lui donne l’éclat du dépassement, celui de la maîtrise en connaissant tous les secrets cachés et honteux. Il s’assume en assumant le désir de ces hommes qui ne le considèrent que comme un trou pour évacuer ce qui fait honte en eux, et ce Travesti aime cela, regarde et mesure l’abject et se forge sa propre identité dessus : rien n’est concédé, rien n’est laissé au hasard. L’ensemble pourrait être en soi fascinant, mais l’imposition dans sa façon de le vivre sous forme de cliché éculé ne cesse à mes yeux de prendre le dessus, me laissant songer à une fausse désillusion de l’auteur :
« Ce ne sont pas les fées et les princes charmants qui ont forgé l’esprit des femmes et des hommes. On se fourvoie quand on impute aux contes une influence sur notre crédulité millénaire. C’est plutôt notre aptitude à l’émerveillement qui a tout naturellement créé Blanche-Neige, Cendrillon et Grisélidis. La littérature n’anticipe pas, n’invente pas, ne prépare pas les enfants. Elle suit notre naïveté, elle est à la traîne et essaie de rattraper son retard sur la préhistoire ».
Je partage la pensée que la littérature n’est que le reflet de nos expressions, attentes et interrogations, et que cette part naïve existe, d’une manière ou d’une autre, au fond de nous, mais l’imposer dans cette forme seule renforce le pouvoir du cliché, propre à l’ouvrage : l’être humain n’est pas constitué que de ces penchants-là, il est, dans son aptitude, plus complexe que cela.
Ceci me donne à penser à une volonté d’absence de recherche de profondeur dans la pensée du travesti et de l’auteur (seule et même personne, certes, mais où savoir lorsque le fantasme s’exprime ? La description altère toujours le vécu) : une résistance de forme de vie qui s’engouffre jusqu’à la lie pour éviter la destruction par la possession de l’Autre, se donnant de corps sans se donner d’esprit, sorte de dilettante revendiqué jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Ce racrochement aux apparences et à la noirceur d’expression rappelle « La Clarisse », autre ouvrage, de poésie cette fois-ci, de David Dumortier, qui choisissait la forme pour explorer le bancal. Ici, fatigue et ennui accompagnent la lecture : il y a quelque chose de fastidieux devant cet étalage coquet et minaudant dans un cloaque sentant les aisselles et le jus âcre de l’homme désiré dans sa nécessité à faire exister le travesti – sans l’homme, il/elle ne serait plus rien – et manipulé jusqu’au bout.
Cependant, ne serait-ce pas ce que l’auteur recherche ? Ainsi, il nous aurait menés jusque dans les entrailles de son existence, pour en ressortir fatigué et usé comme lui, fatigue à laquelle il remédie par cette phrase : « Et la fatigue ? Il faut la noyer dans la fatigue dit Saint Jean de la Croix ».

* * *
Une citation sur laquelle aussi je me suis arrêtée :
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. » citation de René Char qui pose question sur la notion d’habitude : le travesti puise dans les habitudes de ses clients pour faire son jeu, mais les clients, à travers leurs habitudes, ne s’habituent pas à leur propre désir et besoin. Est-ce vouloir, à travers cette phrase, renforcer le sentiment de lâcheté par fatigue chez l’être humain qui s’habitue à tout ? Ou bien est-ce solliciter sa capacité à être confronté et à accepter par ou malléabilité de l’esprit qui permet d’élargir le conformisme, ou incapacité à réagir ?
Se ressent à la lecture la transformation de la déchéance subie – la référence paternelle, le rapport entre les parents, le dénigrement de l’enfant, l’absence de regard sur lui, y compris de concupiscence -  en déchéance voulue, déchéance maîtrisée par une forme d’ascétisme de vie, malgré le chaos qui y semble associé. Il n’est point ici question d’érotisme, donc, ni de fantasme posant la question de la limite chez l’être, mais d’un témoignage de vie, où d'ailleurs le désir reste flou dans ce qui le suscite…

mardi 6 mars 2012

"Les Délices du Démon" de Nizzoli & Amico, éd. Blanche

Résumé : Le très distingué Fleev est un homme capable de conjuguer l'élégance et la perversion de la façon la plus ambiguë qui soit...
Le commissaire Steiner dissimule, mais pas trop, le secret de son genre sexuel... Passion, désir et abandon des inhibitions sont les arguments de cette histoire, qui traite du cauchemar d'une femme à la recherche de sa propre libération sexuelle. Une libération qui passe par des expériences inattendues et qui se développe au fil d'une galerie de créatures sublimes et sensuelles. Séduction et obsession sexuelle, des sujets inconfortables pour un roman graphique qui, derrière l'exhibition des corps, cache un discours sur les racines inavouables de la pulsion érotique...

Voici une bande dessinée qui m'a laissé le sentiment d'une étrange incomplétude assez frustrante et déstabilisante. Se découpant en deux parties, la première est tout à fait délicieuse : mélange de classicisme durant les années 1930 et d'érotisme élégant. Classique, d'une part, dans son traitement policier (démarche d'enquête, relation avec la hiérarchie...), dans la représentation des personnages et leurs réactions : l'antiquaire au nez proéminent tel un bec d'oiseau, le vieux savant "fou" convaincu d'une science capable de reproduire la sensibilité de l'être humain chez l'automate, des femmes pulpeuses et séductrices, Fleev, l'ennemi beau et ténébreux - le tout issus d'un milieu plutôt aristocratique - une maison inquiétante aux ambiances romantique gothique... Mais aussi classique, voire désuet, dans le dessin, proche d'un Manara.
Élégant, car le déroulement de l'histoire n'est pas un prétexte pour dévoiler le corps des femmes, mais pour explorer la folie du désir, l'acceptation et le sentiment de possession du corps de l'autre qui peut en découler. La réflexion se pose plutôt dans la mise en scène, et l'héroïne au double visage (symbolique de sa quête) est le vecteur de la séduction qui s'empare à la lecture de ce récit. Sa gestuelle, lorsqu'elle est personnage féminin, installe un charme à chaque image ; son mystère, abordé plus directement dans la seconde partie, y contribue. Le désir est bien saisi dans la représentation du dessin : ainsi, les sexes féminins sont exposés, écartés dans l'attente de la pénétration de l'inquiétant Fleev, à l'aura quelque peu satanique (la possession des femmes par leur âme, les membres se transformant en tentacules d'un rouge évocateur, offrant jouissance et mort en même temps). Ces sexes ouverts sont de puissants appels de submersion de l'être, et dépassent l'acte sexuel même, jamais réalisé en son entier au cours de la bande dessinée. Le fait de les dessiner sans masquer ou atténuer leur pilosité, qu'elle soit vaginale ou anale (mais la chose demeure encore ici trop rare), procure une sensation d'acceptation du désir à travers sa forme originelle. Cela est fort appréciable, car la tendance, en bande dessinée comme en pornographie, est à leur aseptisation, chez la femme comme chez l'homme. Or, cette aseptisation répétée n'offre-t-elle pas une vision déshumanisée du corps ? Non pas que l'absence de pilosité soit inintéressante : au contraire, elle peut être pensée et symbole, comme pour l'ex-actrice Ovidie. Mais la pilosité me semble parfois trop fustigée comme sale, monstrueuse.
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A ce propos, la bande dessinée "Love blog" de Gally & Obion fait avec humour et une certaine réussite l'éloge des corps dans leur crudité : poils, odeurs corporels diverses, désirs violents...
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La refuser dans sa réalité, c'est le risque de rejeter le corps dans tout son potentiel, de ne le vouloir que comme une machine propre. Pourtant des fluides en découlent, des odeurs, des bruits (le fameux "pet vaginal" dont la bande dessinée européenne tend à se détourner avec pudeur)... L'accepter ne veut pas dire s'en contenter si les goûts sont autres, mais permet d'éventuellement les dépasser : c'est, à mon sens, sublimer notre part bestiale, être dans un éros plus complet, plus en recherche et/acceptation d'une variété des plaisirs sexuels. Nier l'éros primaire ne serait-il pas se détourner de la complexité de l'être et s'enfermer dans une mentalité préconçue qui ne permet plus de le comprendre ?

La seconde partie est plus chaotique : en effet, l'héroïne, Steiner, aborde de front sa volonté de libération sexuelle à travers sa recherche obsédante de Fleev. Ses pulsions érotiques l'amènent à devenir la soumise d'une tenancière de maison close, la "Marquise", sœur potentielle de Fleev qui appraît dans l'histoire de manière quelque peu abracadabrante, ce qui orientera la jeune femme vers le lesbianisme. La Marquise manipule ensuite ses soumises afin de parvenir à des fins stratégiques. Lesquelles ? Elles restent assez floues, même pour le lieutenant de police, et cela est bien dommage, puisqu'il semble que ce lieu soit doté d'une solide organisation, incluant de riches partis stratégiques au sein de la société. Mais cet aspect est malheureusement délaissé pour se concentrer sur la quête confuse de Steiner, désorientée entre son désir et sa vengeance d'amour qui l'amène à manipuler son entourage pour se rapprocher de Fleev.
A noter que la séance d'intromission au sein de ce milieu sado-masochiste féminin est l'occasion d'évoquer le fait de faire de la prostitution l'art suprême, mais l'idée n'est pas développée non plus. Séance qui, en elle-même, fait doucement sourire par ses vœux naïfs et son emphase...
Si Fleev disparaît dans la seconde partie, son emprise démoniaque n'en demeure pas moins. Démoniaque, car sa représentation se fait par mirage et songe tentaculaire nimbé de rouge et d'orangé, dans une brume et corps féminins flottants, perdus dans leur soumission. A cette représentation s'oppose l'apparition d'un tableau de la vierge Marie dans la chambre de Steiner - tableau non montré auparavant malgré différents points de vue de cette pièce dans la première partie. Cette dualité religieuse paraît du coup trop simpliste, ; seuls les tableaux, figurines et statues, le tout généralement à connotation fortement érotique, sont très présents tout au long du récit, marquant symboliquement l'évolution ou l'état d'esprit des personnages, qui n'ont à aucun moment un penchant prononcé ou une pratique de la religion.

Le brassage des genres (policier, fantastique, quête sexuelle initiatique, érotisme) reste intéressant et aurait mérité un plus long développement. Les "racines inavouables de la pulsion érotique" sont un peu bâclées dans leur approche, ou bien donnent l'impression de chaînons manquants, et cela est bien dommage. Il n'en ressort pas moins que la bande dessinée dégage une sensualité agréable et un certain raffinement, malgré un petit manque de fluidité dans les réactions et paroles des personnages et un côté vaguement caricaturale dans la représentation de la sexualité féminine.

dimanche 12 février 2012

"Le roi des fées" de Marc Cholodenko, éd. 10-18

Résumé : "C'est le milieu encore frais d'une journée d'été dans une villa anglaise, c'est un grand jardin italien, chaud de la chaleur de la nuit, c'est dans la chambre ensoleillée d'un grand hôtel d'une belle ville.
Adossée à un arbre, elle est là, vêtue d'une robe pourpre. Au détour d'un couloir, elle paraît, les seins nus sous son tee-shirt. Elle, partout, la fée, toutes les fées, toutes celles qu'on dénude, qui se donnent, qui torturent de plaisir, qui se soumettent, perverses, et tendres. " Ce livre est obscène ", avertit l'éditeur. Scènes de fantasmes mis à nu, récits de la jouissance dans tous ses états, le désir cru, hypnotique est dans toutes les pages du Roi des fées."

Une étrange scission m'a frappée à la lecture de ce livre. La première partie s'avère profondément ennuyeuse : elle oscille entre un passé peuplé de château, cuirasses, chevaux, guerriers guerroyant ou bien se promenant dans un décor champêtre, et période contemporaine où les ébats d'une femme et d'un homme sont continuité de moments de repas, derrière les stores tirés, dans une chambre, sur un canapé, glissant d'un lieu ouaté à un autre, dans la chaleur d'un après-midi. Les scènes et les époques s'entrecroisent et se veulent échos l'une de l'autre, ce qui constitue une approche intéressante. Mais là s'arrête, à mon sens, l'exercice de style, car tout n'est que description, dans le déroulé de l'action, personnages et lieux cadrés, comme pour une volonté de s'imprégner de chaque geste et univers certes, mais une description vide de sens. Nous sommes dans la contemplation de la scène, et les mots se succèdent avec une certaine simplicité de langue, quoique agencés de manière quelque peu ampoulée, qui m'évoquèrent rapidement des romans tel que "Histoire d'O" de Pauline Réage. Une sorte de songe, auquel soleil, chaleur et bois donneraient lieu à quelque langueur. Clin d'œil indirect au "Songe d'une nuit d'été" ? La femme, vecteur de l'émotion dans ce texte, est approchée par la langue comme quelque chose de magistrale, ce dans la moindre de ses actions, telle une sorte de figure intouchable propre à susciter le désir latent. Mais l'aspect descriptif rend imperméable à la moindre sensation : il s'agit pour moi d'objets en action. 

La deuxième partie s'avère nettement plus pertinente, au chapitre "Tout commence". Certes plus direct, plus cru, plus rapide. Nous n'évoluons plus dans la douceur du début, bien qu'entrecoupée de réalité guerrière, mais retournons à des rituels d'apparence païenne, pratiqués par un groupe de femmes utilisant des hommes enchaînés. Une hégémonie de la femme, qui serait symbole d'une pureté entachée. Pureté certainement par ce caractère de retour aux origines, femme animale s'exprimant par mugissements et cris, obsédée par le phallus et le plaisir comme possibilités de dépasser l'être et d'accéder à une forme de béatification nécessairement douloureuse puisque ce plaisir sera donné à travers la douleur (torture dans la non-satisfaction du désir et l'humiliation, par la sodomisation de l'homme avec un bâton, le sexe comprimé dans un trou fait dans une planche en bois...) Les excitations se réaliseront de manière multiple sur l'Homme-totem, le narrateur y étant la victime consentante et bienheureuse de ces femmes. Cependant, la pénétration est totalement exclue, comme un interdit. Fascination et crainte de l'enfantement qui les bannirait du groupe ? La femme n'y est plus femme, mais femelle jouissive de l'homme faussement esclave par le fait même d'observer attentivement et de décrire la situation en faisant de ces femmes des déesses redoutables mais vénérables. Une vision originelle qui réduit l'être à une simplicité d'organes agencées de manière habile, telles des singes ("des guenons") savants. 
J'avoue être tentée d'y voir une critique de la société : le culte et son déroulement ordonnancé permet de faire abstraction de la pensée et de privilégier le ressenti, le regard de l'autre, la punition, bannissant l'écart et contrôlant toute expression individuelle, qui serait condamnée. Car il me semble que pratiquer un rituel sans se poser de questions ou ne pas oser montrer son désaccord permet d'affaiblir la pensée et de conforter l'existence dans une apparence de sens (la fête de Noël en constitue un petit exemple qui pourrait paraître anodin mais qui demeure fort révélateur). 
Dans ce passage, l'écriture dans son aspect descriptif, et surtout la mise en scène m'évoquent beaucoup le "Château de Cène" de Bernard Noël, comme une sorte de référence. La différence marquante est l'absence de réflexion derrière "Le roi des fées", car chez Bernard Noël, tout acte et toute situation ne sont pas anodins, mais donnent à penser et à se vouloir critique d'une humanité et d'un état social ; l'auteur pose la question de la langue dans son extrémité à dire et à cerner le voir et l'être dans son Étant, ce à travers le prisme de situations décadentes et violentes. La langue de Bernard Noël possède de plus une belle fluidité et une élégance descriptive et puissamment évocatrice, fascinante par le plaisir qu'elle procure à être lue malgré l'horreur de la situation, interpellant le lecteur dans le processus-même de fascination : jusqu'au le détournement de la langue peut-il nous mener ?
Chez Marc Cholodenko, l'écriture semble s'arrêter au fait de poser les choses et d'être dans la fascination-même, sans volonté de la dépasser, mais de la ressentir. 

La "troisième" partie, où le personnage masculin narre ses premiers ébats, la douceur d'une virginité féminine mais l'intérêt d'une maturité en sexualité, présente un certain plaisir à la lecture. Devenais-je voyeuse des plaisirs masculins ? Cela est fort possible, ce qui sous-entendrait que le processus simple de fascination fit effet sur moi. L'ensemble est anecdotique mais gagne dans son rapport interrogatif vis-à-vis du plaisir, de sa montée à son expression, surtout chez la femme, de nouveau regardée comme un objet au mécanisme sexuel intrigant. 
Il est étrange d'y lire la simplification du plaisir chez l'homme, et notamment entre hommes, dont les seules variantes ne seraient considérées que comme des déviances. La femme est-elle vraiment seule capable de subtilité ? N'est-ce pas finalement un livre machiste dans cette vision-même qu'il apporte, entre déification, rêve d'été et fausse innocence des jeunes filles ?
Le tout se terminera par un retour au déroulé descriptif des moments de la journée (?) du roi des fées, sans quelque intérêt à mon sens puisque très proche du style utilisé au début.

Même si certaines parties de l'ouvrage méritent l'attention, il est regrettable dans ce genre de cas de sentir que la seule possibilité d'approcher la femme sans la rabaisser vulgairement (la pornographie évoquée dans "Il n'y a pas de rapport sexuel" de Raphaël Siboni) est l'exaltation déifiante dans son statut de féminité, ce qui, me semble-t-il, revient au même...

lundi 6 février 2012

"Il n'y a pas de rapport sexuel" de Raphaël Siboni

Résumé : "Un portrait de HPG, acteur, réalisateur et producteur de films pornographiques, entièrement conçu à partir des milliers d’heures de making-of enregistrées lors de ses tournages. Plus qu’une simple archive sur les coulisses du X, ce film documentaire s’interroge sur la pornographie et la passion pour le réel qui la caractérise."

L'intérêt unique de ce documentaire est d'accéder aux ficelles utilisées pour réaliser des séquences pornographiques : les mains frappées pour imiter le bruit des peaux claquées lors de la pénétration, le pouce dans la bouche pour laisser imaginer la fellation en cours, l'utilisation du dentifrice et de la bave pour donner l'apparence du sperme déversé, la simulation de la pénétration lorsque le plan n'oblige pas l'acte... Le tournage est montré dans ses aspects techniques, avec les trucs et astuces utilisés pour pallier aux contraintes physiques, favorisant le côté pratique. La violence et la notion de plaisir/jouissance associées au monde du porno est démontée par ce biais, ce qui permet de désacraliser, si je puis dire, le vécu pornographique. Cependant, y transparaît pour moi un autre type de violence, et là est la déception pour ce montage de making-of. Il s'agit de la violence quotidienne dans la considération apportée aux autres par HPG, qui oscille entre bouffon et cynique, doté d'une certaine autorité (un critique sur Allociné en parlait comme le Jean-Claude Van Damme du porno, et l'allusion humoristique ne manque de pertinence... La différence est que HPG n'est pas naïf dans son rapport aux autres). L'ensemble devient très vite triste et grotesque. Les acteurs sont souvent délaissés, oubliés voire déconsidérés dans la fatigue, la lassitude ou l'ennui qu'ils peuvent rencontrer lors d'un tournage. Rares sont d'ailleurs les actrices à qui il accorde un regard, sauf en situation de tournage amateur, et encore moins ouvre-t-il le dialogue, n'échangeant qu'avec les hommes présents sur les lieux.
Tout est bâclé, pensé à la va-vite (une scène particulière où il tente d'inventer sur place, en plein tournage, un scénario inexistant, embrouillant les acteurs dans leur rôle et leur texte), et les acteurs et actrices ne sont que des moyens de parvenir à une scène potable. HPG les manipule pour les amener au mieux au plan qu'il souhaite tourner, ce qui suscite d'ailleurs une remarque d'une des actrices, non dupe de ses tentatives pour amadouer. Le rendement paraît être le maître mot... Il ne cache d'ailleurs pas son mépris pour ceux qui regardent le cinéma porno lors d'une ou deux remarques sur la qualité de ce qu'il tente de filmer.
Voilà qui est donc fort dommage : rien n'est pensé en amont, comme s'il y avait toujours urgence à utiliser les moyens sur place pour essayer de créer quelques scènes balancées parfois ensuite sur internet. Quelle réflexion par rapport au porno ? Sachant que HPG tend à être considéré comme un avant-gardiste dans ce milieu, qu'il est notamment un des pionniers du gonzo ainsi qu'un acteur au parcours varié et provocateur par rapport aux pratiques et monde journaliste... La seule volonté qui transparaît est celle de bousculer gratuitement le spectateur, oscillant entre le comique et la crudité non-dépassée. Or, à mon sens, la crudité n'est pas obligatoirement déprimante si l'être témoigne d'un respect ou du moins d'une considération de la situation, cherchant non pas à s'y engluer, mais à l'accepter pour la dépasser en prenant en compte les personnes impliquées. Où est la politesse, la prise en compte du déplaisir pour tenter de rendre la situation plus gérable, le regard qui montrerait la considération de l'autre dans ses désirs et ses craintes, comme pour les tournages amateurs ? Seul l'acteur Michael Cherrito  prend en compte les actrices et acteurs avec lesquels il joue (lorsque la jeune fille amatrice éclate en sanglots et qu'il dédramatise la situation), critique ou montre le peu de considération qu'il a pour tel ou tel type de scène.
Un accès aux pensées et réflexions des acteurs hors tournage manque cruellement pour offrir différents points de vue, car le fait de ne privilégier que le making-of de HPG offre une image très, très limitée de cet univers de l'excès.
Ce réalisateur entretient de plus un flou dans les limites entre tournage et vie privée. Il déshumanise les acteurs, et tout particulièrement les actrices, ce qui ne fait que conforter l'idée (clichée?) de la vulgarité permanente et ostentatoire, ainsi que celle de l'utilisation abusive de la femme dans ce milieu, sans limite de frontière par rapport à la réalité. La chose n'est pas affirmée telle quelle, mais chaque geste, chaque parole en témoigne plus ou moins consciemment.

Des ouvrages comme "La voie humide" de Coralie Trinh Thi, ou bien des entretiens avec Ovidie, heureusement, redonnent parole à la gent féminine et à l'investissement réfléchi qu'il peut y avoir en tant qu'actrice. Car la violence jouée ne me semble pas incompatible avec la notion de respect, puisque la caméra et le scénario sont là pour servir de cadre d'expression, permettant le passage de la réalité à la fiction. Ce documentaire montre ce que la vulgarité d'un homme dans son rapport à autrui peut brouiller ces frontières psychologiquement fines.

De ce fait, peut-on tout entreprendre en matière de sexualité si le respect est présent ? Ou bien le jeu de la violence consentie abolit-il toute possibilité de respect et stimule-t-il chez l'individu un penchant à l'asservissement ? Mais l'asservissement est-il automatiquement dégradant, s'il est conscient, avec des limites possibles (le fameux "Stop" dans les rapports sadomasochistes) ?




mardi 17 janvier 2012

"Les Aphrodites" d'Andréa de Nerciat et Emmanuel Murzeau, éd. Tabou

Résumé (tome 1 "Intrigante Agathe"): "Écrit en 1793, Les Aphrodites est, à l’origine, un de ces romans « qu'on ne lit que d'une main» dont l’univers est une joyeuse débauche. En un siècle où les sociétés secrètes abondent, il fut un groupe de libertins, près de Paris, qu'on nommait « Les Aphrodites». L'auteur y place l'intrigue de son marivaudage et décrit ses contemporains en véritable humaniste: les hommes sont jugés sur leur calibre et leurs performances, les femmes sur leurs qualités et leur expérience. Libertin donc, mais surtout hédoniste car Nerciat est aux antipodes de la morgue du marquis de Sade.
Le Chevalier vient retrouver Mme Durut, sa marraine en matière de plaisir, à l'hôtel de rencontre pour nobles dont elle est l'intendante. Les retrouvailles, après quatre années, sont fougueuses. Comme la Duchesse se morfond dans l'attente du comte, en retard au rendez- vous donné, Mme Durut lui propose, après les services d'un jeune "jockey", de rencontrer le Chevalier qu'elle fait passer pour son neveu. Le retardataire sera de son côté retenu comme il se doit, à son arrivée, par l'adorable Célestine, une fringante espiègle, à laquelle il ne saura résister. La Duchesse reprend ses esprits et oubliant soudain le plaisir obtenu avec celui qu'elle tient encore pour un roturier, crie au viol et menace de suicide. Mme Durut venue défendre son champion, est suivie par le Comte jaloux qui aussitôt exige des réparations. Elle doit alors leur révéler la condition d'un Chevalier déjà prêt à en découdre. Célestine vient enfin s'ajouter au tableau pour apaiser les passions, en rappelant au Comte ses propres incartades. Les cinq personnages se retrouvent autour d’un dîner de réconciliation qui tourne vite à la bacchanale."

Une bande dessinée particulièrement charmante, où le désir et l'érotisme y sont délivrées d'élégante manière dans un cadre champêtre. Intendante de l'hospice des Aphrodites à peu de distance de Paris, Mme Durut œuvrera au gré des rendez-vous en compagnie de sa "sœur" Célestine, afin de satisfaire d'habile manière les plaisirs des adhérents à cet Ordre secret et d'éviter toute situation fâcheuse due à quelque humeur hautaine des ces dames et gentilshommes. L’œuvre se veut discrète concernant le changement de régime politique, certainement par souci de ne pas troubler l'excitation de lecteur, tout en gardant à l'esprit l'évolution des rapports entre les classes et les craintes aboutissant à quelque projet de départ précipité loin de la France (tome 2). De la pédication au gamahuchage, tout se fait joyeusement et généreusement, malgré certains quiproquos et agacements des personnages quant aux retards ou tentatives de désistement. Chose fort plaisante et amusante : ces deux derniers cas sont le fait d'hommes, tandis que les femmes, à l'autorité certaine, demeurent dans l'exigence et la recherche perpétuelle des partenaires en mesure de les satisfaire. Cependant, l'affaire n'est jamais de l'ordre de la soumission (dans les tomes 1 et 2 pour l'instant du moins), les partenaires se retrouvant d'égal à égal dans leur plaisir. 
La langue de ces corps (trop) parfaits n'est, quant à elle, pas en reste. J'entends la langue parlée (je vois les sourires), et celle d'Andréa de Nerciat viendrait renforcer l'idée que l'érotisme ne pourrait être de l'ordre de la vulgarité. La langue est stylée, tout en finesse et agencement savant pour exprimer de la plus délicate des façons les plaisirs, les réticences et les colères. L'auteur nous en offre toute la richesse et n'hésite pas à user d'humour en certains moments. Ainsi lorsqu'il est question de rendre hommage aux fesses de Célestine : "Déjà le Comte est allé jusqu'à déposer un baiser fixe et mouillant sur cette bouche impure de laquelle, en pareil cas, il serait disgracieux d'obtenir un soupir" ; "d'une main palpitante de lubrique fureur elle se le plante non brusquement, il n'y aurait pas moyen, à moins d'en être déchirée, mais avec toutes les tournures qui peuvent hâter le bonheur d'héberger un visiteur aussi recommandable". Quelque personnage rustre dans le deuxième tome de cette trilogie donnera l'occasion d'un peu plus de crudité dans les termes employées par ces dames, mais le charme de la langue, toujours en jeu de représentation pour l'esprit qui, par ce biais, est constamment stimulé pour susciter le désir et le plaisir,  ne cesse d'opérer, et exigera tout autant du lecteur, évitant les clichés d'une sexualité qui tend, me semble-t-il parfois, à forcer les traits vulgaires voire orduriers pour exciter les sens. La vulgarité est-elle donc finalement la clé de définition de la pornographie ? Pour éviter la vulgarité, faut-il stimuler obligatoirement à la fois le corps et l'esprit et ainsi donc, l'être tout entier ? Le film "L'empire des sens" ne va cependant pas dans ce sens, car aux désirs ardents et violents des corps, l'esprit s'efface au point de se laisser aller à une forme d'animalité ; et pourtant, ce film me paraît toujours d'un puissant érotisme et ne sombre jamais dans le vulgaire.

Il est à noter que cette bande dessinée ne me semble pas avoir la prétention d'être une piste de réflexion quant à une forme d'art érotique, mais témoigne d'un hédonisme vivifiant (le plaisir de la chère n'est pas délaissé, permettant la mise en condition et/ou la prolongation symbolique) véhiculé par un délicieux marivaudage, qui aurait pu pourtant agacer. Ceci ouvre la porte d'une réflexion sur la différence entre libertinisme et libertinage : le premier s'associant plutôt à une pensée, donc incluant une réflexion et une philosophie, qui rejette toute forme de dogme (les libres penseurs) ; le second concernant les mœurs. En raison d'une dérive actuelle où le mot libertin n'est lié qu'à la seconde définition, ne pourrait-on pas inventer le terme "libertiniste" pour s'en démarquer ?
A noter cette remarque intéressante sur Wikipédia, quant à la définition de la "Sexualité de groupe" : "Bien que satisfaisant, le terme de libertin suppose une philosophie en contre des croyances et s'associe mal à une redéfinition contemporaine liée à une montée en puissance de l’individualisme aboutissant sur un hédonisme et paraissant étendre le libéralisme jusqu'à notre intimité et notre sexualité."

Ainsi, cette trilogie se veut-elle de l'ordre du libertinage, et non du libertinisme, me semble-t-il. Quoique une certaine approche soit faite de la notion de plaisir par la pensée, la chose n'est point développée, et l'illustration, très joliment classique, choisit définitivement les mises en condition et la contemplation des corps en désir et extase. Les tons gris et bleuté, voire sépia, adoucissent l'atmosphère pour un trait plutôt sensuel mais néanmoins vigoureux de désir dans la mouvance des corps. Cependant, les personnages tendent à l'uniformité quant au visage, et il est parfois difficile de distinguer qui est qui, ce qui peut créer une certaine lassitude - qui mérite d'être dépassée.

lundi 26 décembre 2011

"Oh my god !" de Tanya Wexler

Résumé : "Dans l’Angleterre Victorienne, Mortimer Granville, jeune et séduisant médecin entre au service du Dr. Dalrymple, spécialiste de l’hystérie féminine. Le traitement préconisé est simple mais d’une redoutable efficacité : donner du plaisir pour soulager les troubles ! Le docteur Mortimer y met toute sa ferveur mais bientôt une vilaine crampe à la main l’empêche de pratiquer… Avec la complicité de son meilleur ami, un passionné de nouvelles technologies, il met au point un objet révolutionnaire : le premier vibromasseur…"

Divertissant... Qualificatif plutôt péjoratif en soi, mais qui permet au film de ne pas trop ennuyer par le côté joyeux volontairement choisi pour cette comédie : des attitudes anglaises délicieusement policées face à toute situation cocasse (l'acteur Rupert Everett en joue admirablement, suçotant de sa pointe d'accent british des répliques d'humour à froid avec un maintien d'aristocrate décadent et curieux). Histoire réelle à l'origine qui nous permet de découvrir l'invention du premier vibromasseur par Joseph Mortimer Granville, l'électrique venant au secours d'une solution médicale manuelle fort fatigante et contraignante. Mais il semblerait aussi, peu gratifiante puisque, apparemment, au XIXe siècle "les médecins trouvaient la tâche ardue, car il leur fallait de l'endurance pour tenir une heure. Ils demandaient souvent aux sages-femmes ou aux infirmières de prendre le relais." (d'après l'ouvrage non lu mais fort intéressant de Rachel P. Maines, Technologies de l'orgasme. Le vibromasseur, l'"hystérie" et la satisfaction sexuelle des femmes, Payot, 2009)
Or, ce dernier point n'est pas évoqué dans le film, et fait partie des multiples défauts qui jalonnent l'histoire. Si le film se veut centré sur l'aspect humoristique de l'invention, il s'inscrit dans un climat social d'époque qu'il caricature à outrance : médecine ancienne et moderne, mais surtout, les débuts des revendications et actions des militantes féministes, l'émancipation de l'actrice principale et les idées socialistes qui l'animent. L'ensemble est plus que conventionnel, dépeint à coups de traits grossiers et de discours simplifiés à l'extrême, mais sans tomber volontairement dans l'absurde, ce qui eût pu donner un ton plus assumé. Au contraire, le film en ressort avec une grande fragilité tant le fond est balayé par les caricatures, y compris pour chaque personnage du film, qui correspond à un type social et à un caractère défini.
Il est de plus consternant de voir que l'histoire d'amour est quasi-obligatoire au cinéma pour donner du mouvement à un film. Un aspect souvent convenu et ennuyeux, schématisant les rapports sociaux dont le seul but serait de trouver le partenaire idéal, de vivre l'amour (avec un grand A, de préférence) possible ou impossible, seule justification de leur existence et seul moyen d'accéder ou de tenter d'accéder au bonheur. Il me semble fort dommage d'en offrir inlassablement cette image, à savoir que l'amour ne pourrait être que la seule cause, ou bien la cause principale d'un tournant, d'une idée ou d'une orientation de vie.

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A titre d'exemple, le film "Vatel" de Roland Joffé, qui associe le suicide de ce pâtissier-traiteur français du XVIIe siècle à une histoire d'amour impossible avec une dame de la cour, choisissant une version romantique sans certes exclure la "conscience professionnelle".
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Autre interrogation sur le choix du titre français, "Oh my God !", alors que le titre d'origine est "Hysteria" - un des sujets principaux du film, abordé consciemment avec légéreté, contrairement à l'intéressant film de David Cronenberg, "A Dangerous Method", que j'aborderai prochainement.
En effet, cela laisse planer le doute sur les définitions, sachant que le vibromasseur n'a pas toujours la forme du phallus caractéristique du godemichet, mais en est un dérivatif, en tant qu'instrument d'origine médical "servant à pratiquer des massages, constitué de pièces de caoutchouc que fait vibrer un moteur électrique`` (Méd. Biol. t. 3 1972)

-> Dans un sourire, pour donner une idée des possibilités de l'époque... 

Par contre, je ne suis pas parvenue à trouver l'origine de cette expression pourtant fort usitée...
Fallait-il donc vraiment renforcer le côté ludique de ce film appartenant au genre des film-good movies (auquel, par exemple, appartient l'excellent "Quand Harry rencontre Sally") en changeant pour un titre qui se veut certainement plus amusant, mais un peu pauvre ? "Hysteria" permettait de surprendre à n'évinçant pas le problème que posait le plaisir féminin et sa frustration, transformés alors en maladie mentale. Cependant, le film joue à mon sens l’ambiguïté sur l'association d'idées, à savoir que le délaissement et/ou l'incapacité des époux à satisfaire leurs femmes serait l'origine non reconnue de l'hystérie - qui a parfois des causes beaucoup plus grave et complexes - et en un sens, ne serait qu'une invention machiste... Dangereuse déduction simpliste...

Divertissant, amusant donc, mais très - trop presque - léger. Serait-t-il d'ailleurs possible, un jour, d'évoquer les sex-toys sans sombrer dans la comédie, l'humoristique (comme dans la mauvaise bande dessinée "Magasin sexuel" de Turf), voire humoristique gourmand mais ultra-caricaturale (la bande dessinée "Le déclic" de Manara) ?