mardi 6 mars 2012

"Les Délices du Démon" de Nizzoli & Amico, éd. Blanche

Résumé : Le très distingué Fleev est un homme capable de conjuguer l'élégance et la perversion de la façon la plus ambiguë qui soit...
Le commissaire Steiner dissimule, mais pas trop, le secret de son genre sexuel... Passion, désir et abandon des inhibitions sont les arguments de cette histoire, qui traite du cauchemar d'une femme à la recherche de sa propre libération sexuelle. Une libération qui passe par des expériences inattendues et qui se développe au fil d'une galerie de créatures sublimes et sensuelles. Séduction et obsession sexuelle, des sujets inconfortables pour un roman graphique qui, derrière l'exhibition des corps, cache un discours sur les racines inavouables de la pulsion érotique...

Voici une bande dessinée qui m'a laissé le sentiment d'une étrange incomplétude assez frustrante et déstabilisante. Se découpant en deux parties, la première est tout à fait délicieuse : mélange de classicisme durant les années 1930 et d'érotisme élégant. Classique, d'une part, dans son traitement policier (démarche d'enquête, relation avec la hiérarchie...), dans la représentation des personnages et leurs réactions : l'antiquaire au nez proéminent tel un bec d'oiseau, le vieux savant "fou" convaincu d'une science capable de reproduire la sensibilité de l'être humain chez l'automate, des femmes pulpeuses et séductrices, Fleev, l'ennemi beau et ténébreux - le tout issus d'un milieu plutôt aristocratique - une maison inquiétante aux ambiances romantique gothique... Mais aussi classique, voire désuet, dans le dessin, proche d'un Manara.
Élégant, car le déroulement de l'histoire n'est pas un prétexte pour dévoiler le corps des femmes, mais pour explorer la folie du désir, l'acceptation et le sentiment de possession du corps de l'autre qui peut en découler. La réflexion se pose plutôt dans la mise en scène, et l'héroïne au double visage (symbolique de sa quête) est le vecteur de la séduction qui s'empare à la lecture de ce récit. Sa gestuelle, lorsqu'elle est personnage féminin, installe un charme à chaque image ; son mystère, abordé plus directement dans la seconde partie, y contribue. Le désir est bien saisi dans la représentation du dessin : ainsi, les sexes féminins sont exposés, écartés dans l'attente de la pénétration de l'inquiétant Fleev, à l'aura quelque peu satanique (la possession des femmes par leur âme, les membres se transformant en tentacules d'un rouge évocateur, offrant jouissance et mort en même temps). Ces sexes ouverts sont de puissants appels de submersion de l'être, et dépassent l'acte sexuel même, jamais réalisé en son entier au cours de la bande dessinée. Le fait de les dessiner sans masquer ou atténuer leur pilosité, qu'elle soit vaginale ou anale (mais la chose demeure encore ici trop rare), procure une sensation d'acceptation du désir à travers sa forme originelle. Cela est fort appréciable, car la tendance, en bande dessinée comme en pornographie, est à leur aseptisation, chez la femme comme chez l'homme. Or, cette aseptisation répétée n'offre-t-elle pas une vision déshumanisée du corps ? Non pas que l'absence de pilosité soit inintéressante : au contraire, elle peut être pensée et symbole, comme pour l'ex-actrice Ovidie. Mais la pilosité me semble parfois trop fustigée comme sale, monstrueuse.
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A ce propos, la bande dessinée "Love blog" de Gally & Obion fait avec humour et une certaine réussite l'éloge des corps dans leur crudité : poils, odeurs corporels diverses, désirs violents...
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La refuser dans sa réalité, c'est le risque de rejeter le corps dans tout son potentiel, de ne le vouloir que comme une machine propre. Pourtant des fluides en découlent, des odeurs, des bruits (le fameux "pet vaginal" dont la bande dessinée européenne tend à se détourner avec pudeur)... L'accepter ne veut pas dire s'en contenter si les goûts sont autres, mais permet d'éventuellement les dépasser : c'est, à mon sens, sublimer notre part bestiale, être dans un éros plus complet, plus en recherche et/acceptation d'une variété des plaisirs sexuels. Nier l'éros primaire ne serait-il pas se détourner de la complexité de l'être et s'enfermer dans une mentalité préconçue qui ne permet plus de le comprendre ?

La seconde partie est plus chaotique : en effet, l'héroïne, Steiner, aborde de front sa volonté de libération sexuelle à travers sa recherche obsédante de Fleev. Ses pulsions érotiques l'amènent à devenir la soumise d'une tenancière de maison close, la "Marquise", sœur potentielle de Fleev qui appraît dans l'histoire de manière quelque peu abracadabrante, ce qui orientera la jeune femme vers le lesbianisme. La Marquise manipule ensuite ses soumises afin de parvenir à des fins stratégiques. Lesquelles ? Elles restent assez floues, même pour le lieutenant de police, et cela est bien dommage, puisqu'il semble que ce lieu soit doté d'une solide organisation, incluant de riches partis stratégiques au sein de la société. Mais cet aspect est malheureusement délaissé pour se concentrer sur la quête confuse de Steiner, désorientée entre son désir et sa vengeance d'amour qui l'amène à manipuler son entourage pour se rapprocher de Fleev.
A noter que la séance d'intromission au sein de ce milieu sado-masochiste féminin est l'occasion d'évoquer le fait de faire de la prostitution l'art suprême, mais l'idée n'est pas développée non plus. Séance qui, en elle-même, fait doucement sourire par ses vœux naïfs et son emphase...
Si Fleev disparaît dans la seconde partie, son emprise démoniaque n'en demeure pas moins. Démoniaque, car sa représentation se fait par mirage et songe tentaculaire nimbé de rouge et d'orangé, dans une brume et corps féminins flottants, perdus dans leur soumission. A cette représentation s'oppose l'apparition d'un tableau de la vierge Marie dans la chambre de Steiner - tableau non montré auparavant malgré différents points de vue de cette pièce dans la première partie. Cette dualité religieuse paraît du coup trop simpliste, ; seuls les tableaux, figurines et statues, le tout généralement à connotation fortement érotique, sont très présents tout au long du récit, marquant symboliquement l'évolution ou l'état d'esprit des personnages, qui n'ont à aucun moment un penchant prononcé ou une pratique de la religion.

Le brassage des genres (policier, fantastique, quête sexuelle initiatique, érotisme) reste intéressant et aurait mérité un plus long développement. Les "racines inavouables de la pulsion érotique" sont un peu bâclées dans leur approche, ou bien donnent l'impression de chaînons manquants, et cela est bien dommage. Il n'en ressort pas moins que la bande dessinée dégage une sensualité agréable et un certain raffinement, malgré un petit manque de fluidité dans les réactions et paroles des personnages et un côté vaguement caricaturale dans la représentation de la sexualité féminine.