dimanche 13 novembre 2011

"La chenille" de Suehiro Maruo et Edogawa Ranpo (éd. Le Lézard Noir)

Ma première réaction en feuilletant ce manga oscilla entre fascination et léger dégoût. L'ouvrage, de belle facture, appartient à ce genre souvent déstabilisant - ce à titre personnel, mais j'oserais dire de façon aussi commune - qu'est l'uro-guro (érotico-grotesque). Je me permets de citer à ce sujet un extrait de la postface, de grande pertinence, fort enrichissante et intitulée "Corps déviants", de Miyako Slocombe, soulignant des croisements d'influences issues de différentes périodes et pays :
"Les années 1920 au Japon sont donc une période de foisonnement culturel, et c'est également à cette époque-là que naît ce mouvement artistique qu'est l'eroguro. Celui-ci s'inspire surtout de l'Occident, notamment avec le marquis de Sade, le théâtre du Grand Guignol, ou encore les œuvres de Georges Bataille. Mais on peut également trouver l'origine de l'eroguro dans le bouddhisme japonais : en effet, il existait par exemple de nombreuses représentations macabres de jeunes filles à divers stades de leur putréfaction. De même, on peut évoquer les muzan-e, estampes japonaises apparues au XIXe siècle et représentant des scènes cruelles d'une violence extrême."

Il s'agit donc ici d'une adaptation du roman "La Chenille" de Edogawa Ranpo, paru en 1926 :

Résumé : "Lorsque Tokiko retrouve son mari, rapatrié après avoir été grièvement blessé au combat, il n'est plus qu'un homme-tronc : le lieutenant Sunaga a perdu bras et jambes et ses blessures l'ont défiguré et rendu sourd muet. Condamnée à vivre recluse avec lui, Tokiko va ressentir un plaisir nouveau, entre dégoût et fascination, à voir souffrir cet être difforme et sans défense."

Ce huit-clos est alimenté par l'oscillation entre devoirs conjugaux et désirs primaires, qu'ils soient de l'ordre de la sexualité ou bien de l'ordre du dégoût devant la monstruosité physique. Chacun des époux possède l'autre à sa manière, mais seules les émotions de la jeune femme nous sont en partie accessibles. Cet aspect-ci serait la seule nuance de ce manga, car la relation entre le couple reste jusqu'au bout de surface : nous n'avons pas accès aux liens éventuels qui les uniraient et témoigneraient d'une affection, d'une complicité éventuelle, d'un passé partagé, de goûts communs. Ceci peut peut-être s'expliquer par un mariage certainement arrangé puisque se déroulant durant l'ère Taishô (1912-1926) et une pudicité japonaise très prégnante (à l'époque) chez les couples (voir par exemple les excellents films du réalisateur japonais Yasujirō Ozu ).

Ce manga génère un malaise intéressant, car finement abordé. Une finesse qui, par ailleurs, se retrouve dans le graphisme. Le trait fin et délicat souligne les manières gracieuses de l'épouse, la douceur et la rondeur de son corps, mais aussi l'omniprésence du corps détaillé par l'illustrateur. L'horreur devient fascinante tant le trait cerne de façon délicate chaque cicatrice, chaque goutte de sueur et de sang, chaque détail de cauchemar. L'horreur a une densité saisissante, l'homme-tronc parvient à emplir tout l'espace, et son regard clair capte toute l'attention à chaque apparition. Voilà l'horrible et le grotesque habilement mêlés, les besoins de ce corps-chenille provoquant comme chez l'épouse une véritable fascination et un rejet profond, telle une larve qui s'insinuerait dans le corps et l'esprit, exacerbant la sensibilité de la peau révulsée à l'idée du contact. Les attentions érotiques de l'épouse paraissent au début admirables, puis basculent dans la honte et l'impossibilité d'en réchapper, le corps réclamant sa propre déchéance - comme un écho au superbe film "L'Empire des Sens", lorsque le couple s'enferme plusieurs jours dans la chambre d'hôtel sans jamais nettoyer les lieux, s'imprégnant de l'odeur âcre des corps dans le besoin perpétuel de s'accoupler. La différence est qu'ici, le désir est subi, non consciemment recherché par la femme, qui se laisse happer par le désir primaire de l'homme qui excite sa jouissance et sa révulsion au point de basculer dans une violence à la mesure de la réduction humaine dans laquelle elle se trouve.

Contrairement à la bande dessinée "Casino" qui relève plus de l'ordre de la distraction, cette adaptation du roman (non lu pour l'instant) en bande dessinée constitue en soi une véritable œuvre littéraire. Elle pose les limites du désir, qui perd ses premiers repères dans la déformation des corps. La vision suscite l'horreur, mais pourquoi suscite-t-elle aussi le plaisir sexuel ? Il ne me semble pas s'agir simplement d'un interdit. Est-ce l'approche de la mort ? Une façon de se rendre maître d'un Inconcevable que notre instinct de vie rejette ? Cela me semble cependant trop réducteur. N'est-ce pas aussi une confrontation à ce qui est nous constitue intimement ? Difforme, voire ici réduit à un aspect larvaire, le désir et le plaisir sont pourtant présents. Il ne s'agit pas seulement d'accouplement, mais de prendre plaisir aux préliminaires (le cunnilingus est fort présent) et de susciter un érotisme (l'intromission de la banane). L'être peut-il être sexuel lorsque réduit à ses plus simples besoins (l'époux semble en permanence végéter, dans une attente immuable, et l'épousée prompte à essuyer l'urine ou les étrons rejetés lors de son absence) ? L'humiliation comme déclencheur du désir, lorsque le corps et les entrailles frémissent de plaisir devant la vision repoussante de l'autre, réduit à son simple statut de copulateur, et de sa propre vision décadente dans cette utilisation de l'autre. Humiliation, qui est donc liée à la domination (encore...), ici en alternance.
La jouissance devant l'horreur tend-elle à nous amener au statut non seulement de bête, mais surtout de non-être, réduisant la personne au statut d'objet sexuel, et donc amenant irrémédiablement à la destruction, ou du moins, à un état destructeur ?
Est-ce que la société nous empêche de sombrer dans cet avilissement intimement séducteur, stimulant un penchant pour la destruction par le plaisir ? La question se pose ici car la bande dessinée soulève la nécessité d'un laisser-aller contraire à la demande sociétale oppressante, où le regard de l'autre peut destituer et/ou enlever toute notion de respectabilité. Pour y survivre, le couple vit dans un cloisonnant abrutissant qui ne peut perdurer que dans la répétition des gestes quotidiens pour assurer un confort physique. Seuls la mort et le geste du pardon - scène sublime dans le manga - redonnent une humanité aux personnages. Humanité temporaire ? Recherchée dans un geste qui nous élève au-delà de nos besoins primaires et ferait de nous des êtres conscients par une recherche de sens ?
A noter l'excellente critique de Olivier Rossignot. 

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