dimanche 4 décembre 2011

"Sleeping Beauty" de Julia Leigh

Résumé : "L'Australie, de nos jours. Lucy, une jeune et ravissante étudiante, peine à boucler ses fins de mois. Lasse de multiplier les petits boulots, elle répond à une mystérieuse annonce et se fait engager dans un non moins mystérieux réseau de call-girls. En des lieux raffinés, régis par des règles indéchiffrables, elle devra respecter le rituel suivant : s'endormir, passer la nuit avec des hommes fortunés qui disposeront de son corps et ne plus se souvenir de rien à son réveil..."

Fascination... C'est l'oeil (décidément, cela pourrait devenir une obsession) ouvert de toute sa force d'imprégnation que j'ai investi ce film. Investir me semble être le mot (Étymol. et Hist. 1241 envestir (de) « mettre en possession (d'un fief, etc.) : le film devenait la part d'une aspiration de vécu. L'être devenait tour à tour la jeune fille Lucy, Clara, l'employeuse gérant toute l'organisation, les trois hommes, les domestiques... Il fallait se glisser dans la peau des personnages pour aller au-delà des premières réactions critiques. Un charme froid et lent opère durant les trois-quarts du film. Lucy est d'une beauté douce, presque insipide mais délicate. Sa force réside dans la maturité placide qui suscite l'admiration : si jeune et en parfait accord avec une vie exigeante par son investissement et la capacité à offrir. Car il me semble que le fait de s'offrir oriente tout le film : s'offrir à la science, s'offrir au besoin de présence, de soutien et d'amitié avec Birdmann, s'offrir aux femmes (?) - la réalisatrice n'est pas claire sur une scène dans un bar concernant le désir possible de Lucy avec les femmes, et cela est dommage... comme beaucoup d'autres points - s'offrir aux hommes dans les bars d'hommes d'affaires, s'offrir au toucher et au regard examinateur permettant de juger le corps plaisant et apte à satisfaire les critères de sélection, s'offrir à son collègue (moment à mon sens absolument anecdotique, et donc inutile dans le film, avec un effet méchamment mièvre lors de la scène dans l'eau, au clair de lune), s'offrir à la vue dominant la ville avec ses immenses baies vitrées sans rideaux, s'offrir aux hommes âgés dans un sommeil médical...
Là est le point de bascule du film. Cette offre maîtrisée de soi m'interroge dans l'histoire : la réalisatrice ne semble pas au début se prononcer sur le fait que Lucy soit en quête d'argent, malgré ses besoins (le fait de brûler le billet, clin d’œil gainsbourien un peu lourd, pourrait tendre vers cette pensée ; le fait d'afficher une sérénité permanente dans chaque acte de sa vie surtout), puis le film bascule dans la nécessité de trouver un financement pour se loger - la réalisatrice n'assume-t-elle plus ? Pourquoi le besoin d'argent serait-il la seule justification possible au fait d'offrir son corps dans un calme total ? Car le personnage dégage une sorte d'opacité sereine, à la fois dans et hors du monde, au-delà d'une trivialité quotidienne à laquelle pourtant elle est confrontée - mais dont on nous épargne beaucoup de détails, cependant.
Point de bascule donc, car la jeune fille perd le contrôle d'elle. En s'offrant volontairement aux attentes physiques d'autres personnes sans être consciente par le biais du sommeil, elle abandonne sa vie. Et sa demande de filmer en cachette ainsi que sa réaction finale, malheureusement, frisent le ridicule : aussi mature, malgré des faiblesses qu'elle apprend à cerner et à dépasser (ses larmes lorsque Birdmann annonce sa décision), n'a-t-elle pas conscience du caractère infantile de sa demande ? Car cet acte est clairement défini en amont : sans regard aucun, la personne peut se livrer à ses fantasmes, respectant une demande de non-pénétration cependant (mais il semblerait que les trois hommes âgés en soient aussi incapables), ainsi que de non-marquage des corps (pourquoi ce deuxième point ne fut pas précisé à la première scène, puis fut ajouté à la deuxième comme un oubli, tant le risque est évident par ce genre d'expérience ? Par politesse implicite envers ces personnes riches et apparemment hautement placées ? Nous ne savons pas, mais cet ajout en cours de route fait doucement sourire par l'aspect manichéen et lamentablement cliché sous-entendu : les gentilles femmes manipulées qui ne se doutent pas de la perversité innée des hommes...). 
Il est en effet question d'un abandon total, et d'un respect du fantasme de l'autre. L'accepter, c'est accepter de respecter l'autre dans sa nudité psychologique, c'est s'abandonner entièrement à la conscience de l'autre dont la demande reflète toute la part de mal-être qui existe : celle ne pouvoir être parmi les autres ce que nous sommes réellement dans nos envies. Vouloir filmer, c'est ne pas comprendre la douleur de l'autre, c'est ne pas comprendre l'implication et l'expérience vécue de part et d'autre. 
Qu'elle hurle de pleurs au réveil à côté du corps mort est une réaction tout à fait compréhensible, me semble-t-il : le choc est là, la faiblesse issue de la prise de conscience existe, ajoutée à la réaction physique du corps - Lucy semble avoir frôlé le coma par mélange de substances. Mais à cette scène s'ajoute une dernière, celle du point de vue de la caméra filmant les corps mort-endormi. L'idée est intéressante, mais terminer dessus laisse entendre que Lucy n'a pu dépasser le choc et se retrouve comme une sorte de petite fille confrontée à la dure réalité du monde, ce qui donne un aspect totalement niais et contradictoire face au choix de vie et l'engagement du début. N'avait-elle subitement plus conscience de ce qu'elle faisait ? Quel dommage de ne pas avoir poussé la réflexion plus loin... 


Ainsi, ne peut-on admettre le fait d'avoir du plaisir à s'offrir ? Que l'offre dans un cadre contrôlé et respectueux - car chaque personnage, sauf les deuxièmes et troisièmes hommes âgés, fait toujours preuve de respect, soit poli, soit poli et sincère ; il y  a quelque chose à la fois d'anglais et de japonais dans ces manières. A part donc ces deux hommes cités, mais que je ne peux juger comme mauvais, car simplement en mal d'être dans leur rapport à leur corps (le besoin de prouver une force physique du troisième homme, d'être maître de son corps) et à la femme (les insultes ne sont pas destinées à Lucy, mais semblent cacher un sentiment d'infériorité et d'humiliation vécue - il y a une sorte de jouissance similaire à celle dans "La Chenille" de Edogawa Ranpo, celle de mélanger humiliation, domination et honte), le corps tend à être non pas dévaloriser, mais sublimer. 
Je ne peux m'empêcher de souligner aussi le clin d’œil fait à "Histoire d'O", notamment lorsque la jeune fille est amenée la première fois au château : la voiture et le jeu de regard avec le chauffeur, l'allée sous couvert d'arbres comme à Roissy, évoquent les premières scènes du film de Just Jaeckin. Il y a la même perte de contact avec ce qui est acquis : avec la réalité dans "Sleeping Beauty" par l'absence de conscience via le sommeil, et perte de contact avec les règles de société dans "Histoire d'O", par l'initiation en huit-clos, dans un univers régi différemment dans le rapport à l'autre et à soi - quoique... Cependant, dans ce dernier, est développé l'abandon violent, celui qui aspire à dépasser l'être construit socialement pour ne devenir qu'acteur du plaisir : se soumettre totalement pour devenir maître de soi ? N'est-ce pas un peu de l'"Histoire de l'oeil" de Georges Bataille ?

S'offrir suscite-t-il toujours une envie de domination innée en nous ? Peut-on être consciemment dans ce don, sans être soumis, sinon par l'apparence, mais l'esprit au-delà, dans une sorte de contemplation jouissive de soi et des autres ? Ce don n'est-il pas en fait la satisfaction de l'ego, ainsi que le serait tout don ? (aimer faire plaisir n'est-il pas aussi se faire plaisir à soi, inconsciemment ou non ?)

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